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Les musulman en Suisse entre islamophobie et xénophobie (I): l’initiative UDC contre le Centre islam et société de l’université de Fribourg

Par Dario Lopreno

Par la présente publication, nous mettons à disposition de nos lecteurs et de nos lectrices une première partie du texte, augmentée, de l’intervention de Dario Lopreno lors de la conférence-débat titrée «Musulmans en Suisse entre xénophobie et islamophobie : quelle riposte ?» qui s’est tenue à l’université de Fribourg, le 23 avril passé. Cette première contribution prolonge notre engagement politique contre les arguments xénophobes et racistes qui ont repris de l’ampleur, y compris en Suisse, avec les récents événements internationaux. La Suisse connaît actuellement une accélération du lancement d’initiatives populaires exploitant la peur et l’insécurité d’une soi-disant menace islamiste parmi la population. Dans ce contexte, le développement de campagnes pouvant lier une opposition aux arguments de ces milieux racistes et une opposition aux barbaries à l’œuvre dans les pays arabes s’avère nécessaire. Concernant ces derniers points, les prochaines parties du texte de Lopreno nous fourniront également des axes politiques pour tous ceux qui estiment nécessaire l’organisation active de cette lutte sociale. (CLB Fribourg)

Le Centre suisse islam et société, de l’Université de Fribourg a ouvert officiellement ses portes le 1er janvier 2015. Un professeur d’éthique sociale le dirige, secondé par une assistante. Le Centre est rattaché à la faculté de théologie et vise la mise en place de collaborations avec d’autres facultés, et d’autres institutions, en Suisse et ailleurs; il vise également une recherche sur l’analyse interreligieuse, un enseignement sur les études islamo-théologiques et la société suisse et une formation continue sans savoir encore sur quoi précisément [1].

À la fin du mois d’avril 2015, l’UDC – avec quelques membres du PLR – a lancé une initiative pour «que la Constitution cantonale soit modifiée afin d’introduire une base légale n’autorisant pas la création d’un centre islam et société tel que projeté et empêchant ainsi qu’une quelconque formation étatique d’imams soit instaurée» ; c’est là tout le contenu de l’initiative. Un contenu sommaire, indiquant l’objectif mais pas la manière. Le but est ici, en cas de victoire de l’initiative, comme pour les initiatives Pour le renvoi des étrangers criminels et Contre l’immigration de masse, de mettre le Parlement en position de devoir trouver la solution pour contourner la Constitution, afin de pouvoir rendre l’initiative applicable. En effet, une simple interdiction d’un centre universitaire nommé Islam et société pourrait être en contradiction avec les articles 8 (al. 2 : «Nul ne doit subir de discrimination du fait notamment de son origine, de sa race, de son sexe, de son âge, de sa langue, de sa situation sociale, de son mode de vie, de ses convictions religieuses, philosophiques ou politiques ni du fait d’une déficience corporelle, mentale ou psychique») et 20 («La liberté de l’enseignement et de la recherche scientifiques est garantie») de la Constitution fédérale [2].

L’argumentaire de l’initiative met en avant les éléments suivants : l’aspect financier, trop lourd; le refus du financement de la théologie islamique; la possibilité d’intégrer les publics-cible aux enseignements existant (théologie, droit, histoire); l’insertion des enseignements spécifiques à la faculté de théologie ou à l’institut du droit des religions, sans créer un centre; le manque de clarté du Centre par rapport à la formation religieuse; la peur de voir arriver au Centre des chercheurs islamiques controversés; le fait que c’est aux musulmans de Suisse de se mettre d’accord sur une interprétation de l’islam totalement compatible aux valeurs culturelles suisses et à son ordre juridique; la critique que donner comme réponse aux extrémistes l’institutionnalisation de l’Islam à l’Université, c’est récompenser leurs actes.

Au-delà de l’obsession néolibérale d’économies de l’UDC fribourgeoise en l’occurrence, soulignons préalablement cinq choses. D’une part ce parti ne s’oppose pas à la collecte de l’impôt des Églises catholique et réformée par l’État, ni au subventionnement de l’enseignement des théologies chrétiennes par l’État, ni à l’octroi du statut de droit public aux seules églises catholique romaine et évangélique réformée, ni aux cours de religion donnés dans les salles des écoles publiques. D’autre part l’UDC, qui ne laisse que peu de marge d’existence à l’islam en Suisse, en appelle ici à d’indéfinissables valeurs culturelles suisses pour définir un islam compatible à «nos» valeurs. Par ailleurs, l’argumentaire restitue aussi cette peur-fantasme irrationnelle de l’islam (à travers la crainte des «chercheurs islamiques controversés»). En outre, l’UDC surfe sur le flou du projet, déjà existant, du Centre islam et société. Et enfin, précisons que l’université étant un club de privilégiés qui rackette la société entière, via l’impôt, tout en en refusant son accès à la majorité écrasante de cette même population, les votations à son sujet sont toujours difficiles à gagner pour elle. Synthétiquement, le grand questionnement essentialiste et xénophobe de la députée UDC Katharina Talmann-Bolz, qui trouve le temps de s’interroger sur «notre tolérance chrétienne» [3], à travers ces débats, est significatif.

L’UDC explique que la formation dispensée par le Centre est «ambiguë, illogique et inutile» [4]. Reste à préciser ces termes en relation avec tout ce que l’UDC accepte en parallèle en faveur des chrétiens…

Un coup d’oeil chronologique nous permet de constater que les discussions préalables à la mise en place du Centre islam et société ont clairement porté sur l’encadrement des imams et du personnel religieux ou para-religieux musulman, malgré les dénégations du rectorat. Nous en voulons pour preuve les interpellations au Conseil national du radical-libéral (PLR) Hug Hiltpold, en 2009, intitulées toutes les deux Filière de formation des imams en Suisse [5]. La même année, l’université de Zurich sortait un rapport intitulé Formation en Suisse des imams et des enseignants en religion islamique ? [6]. Dix ans avant déjà, en 1999, un numéro spécial de la revue Tangram, de la Commission fédérale contre le racisme, consacré aux musulmans en Suisse, se penchait sur «les mesures du gouvernement des Pays-Bas pour le recrutement des imams» [7]. En 2010, le FNS publie la synthèse intitulée Formation des imams, instruction religieuse islamique et autres aspects de l’islam dans la vie publique suisse [8], dont le titre est explicite. Cette étude mentionne l’échec, faute d’inscrits, du «Certificat Islam, Musulmans et Société civile», à l’Université de Fribourg [9]. En novembre 2013, le rapport de Lorenzo Vidino, intitulé Jihadist Radicalization in Switzerland [10], met l’accent entre autres sur les imams en Suisse et, en particulier, sur les imams «ayant adopté une interprétation radicale de l’islam». Quelques mois avant s’est tenue une conférence, à Berne, sous les auspices du Secrétariat d’État à la formation, à la recherche et à l’innovation (Sefri), sur le thème Programmes de formation pour imams et enseignants en religion islamique. Conférence ayant abouti au projet d’un centre d’«enseignement dispensé sous la forme d’un cycle de base et de programmes de formation continue pour les imams, enseignants en religion islamique et travailleurs sociaux» [11]. À partir de ce moment, il ne s’est plus agi explicitement de « former des imams », la chose étant trop embarrassante, d’autant plus que «les universités suisses ne forment pas de curés ou de pasteurs», comme le souligne l’interview d’Antonio Loprieno, président de la Conférence des recteurs des universités suisses (CRUS). Il esquive alors le problème en disant que le projet se donne une tournure de «cursus de théologie musulmane». Mais, à la question du journaliste «L’idée d’offrir une formation n’implique-t-elle pas aussi celle de contrôler les musulmans, voire les activités des imams?», il répond «le mot contrôle a certaines connotations. Nous ne voulons ni sélectionner n’importe comment ni exercer de censure. Mais il y a déjà certaines exigences qui font que l’offre doit être conforme à l’esprit de la tradition suisse de tolérance et de transparence et qu’elle contribue jusqu’à un certain point à améliorer la qualité de la vie des communautés et du débat musulman en Suisse» [12], confirmant qu’il s’agit bel et bien de formation et de contrôle des imams.

Cette crainte de prononcer le mot imam prend une tournure grotesque dans le communiqué de presse du recteur de l’université de Fribourg du 28 janvier 2015 qui invente une nouvelle version du jeu Cherchez Charlie, que nous pourrions nommer Cherchez l’imam. En effet, il explique que le «Centre s’adressera, d’une part, aux personnes de confessions musulmanes, œuvrant dans des communautés islamiques ou les encadrant (moniteurs, employés de bureau ou enseignants dans une mosquée, par exemple) et, de l’autre, à des non-musulmans en contact avec des musulmans dans le cadre de leur travail (par exemple, dans le domaine du travail social, de l’enseignement, d’entreprises, d’administrations ou d’organisations caritatives)» [13].

Le Conseil d’État du canton de Fribourg, en répondant à une motion de l’UDC, précise les choses : «le projet du Centre Islam et société ne vise pas une formation des imams dans le sens de la formation coranique indispensable à l’exercice de cette fonction. Le centre transmettra plutôt des connaissances qui sont nécessaires pour que les imams et d’autres personnes de référence des communautés musulmanes puissent mieux s’intégrer dans leur environnement suisse» [14]. Pourtant le recteur de l’université de Fribourg déclare à Swissinfo, qui lui demande «Quels sont les types de contenu qui seront enseignés?», qu’«il s’agit naturellement de la connaissance du Coran». Et là, comprenant l’aporie vers laquelle il se dirige, il ajoute : «nous devons encore clarifier de quelle manière cela peut se faire sans connaissance de la langue arabe» [15].

Il s’agit donc, une fois de plus, bel et bien de formation des imams, théoriquement pas de leur formation coranique mais quand même un peu, afin d’avoir… quelque chose qui ressemblerait à l’imprononçable, dans cette discussion, un… «un islam de Suisse», pour reprendre les propos quasi surréalistes du libéral-radical genevois Hiltpold qui fait du surréalisme un peu comme Monsieur Jourdain fait de la prose. Cela signifie, selon les propos utilitaristes de ce conseiller national radical-libéral, «un islam concilié avec les valeurs démocratiques, l’ordre juridique et l’esprit de tolérance qui prévalent dans notre pays. Un tel islam aurait également pour avantage de priver de l’épouvantail des dérives intégristes les milieux politiques qui prennent un malin plaisir à jouer avec les craintes des citoyens (…). Enfin, la présence au sein des mosquées d’imams formés en Suisse améliorerait l’intégration de musulmans fraîchement arrivés qui chercheraient à obtenir conseils et renseignements auprès de leur imam» [16]. Ce sont des propos impossibles à répéter pour les autorités universitaires et politiques fribourgeoises, des non-dits pourtant évidents, qui créent malheureusement un malaise que l’UDC parvient à exploiter à fond dans sa campagne de récolte de signatures contre le Centre.

Par ailleurs, le fait de fermer la filière des sciences pharmaceutiques, fin 2013, contre les avis de la faculté des sciences et des étudiants, une filière parfaitement performante même selon les critères néo-libéraux d’université rentable, économisant ainsi «les CHF 190’000.- que coûte la filière» [17], quelques mois avant d’annoncer l’ouverture du Centre, budgété à 250’000 Francs pour l’université de Fribourg (pour autant que la Confédération accepte d’en rajouter autant) [18], relève d’une politique de décideurs académiques coupés des préoccupations de la population et des étudiants, qui ne peut que mettre dos à dos deux projets – le maintien des sciences pharmaceutiques et le centre sur l’islam – qui n’ont pas à l’être.

Bref, les autorités de l’université de Fribourg, par leur suffisance, leur aveuglément élitaire quotidien, leur incapacité de fonctionner autrement que comme une institution ayant encore un pied dans l’ancien régime, auraient pu difficilement fournir plus d’armes aux islamophobes de l’UDC dans leur croisade contre le Centre Islam et société… C’est plus que regrettable.

[vimeo=https://vimeo.com/126669647]

D. Lopreno est enseignant, membre du Syndicat des Services Publics (SSP) et militant en défense des droits des immigré·e·s.

Notes

1. Université de Fribourg, Communiqué de presse, Centre suisse islam et société: le dialogue scientifique est, plus que jamais, nécessaire, Fribourg, 28/01/2015.

2. Gabriel De Weck, Centre islam et société à l’université de Fribourg: échec juridique annoncé, victoire politique assurée? www.sept-info.ch, Villars-sur-Glâne, 10/11/2014.

3. Püatzrick Pugin, L’UDC fribourgeoise lancera une initiative populaire contre le centre “islam et société” de l’université de Fribourg, La Liberté, Fribourg, 29/01/2015

4. RTS, Le 12h30, L’initiative de l’UDC fribourgeoise lancée contre le centre Islam et Société, Lausanne, 28/01/2015.

5. Hug Hiltpold, Interpellation (09.3189, Conseil national), Filière de formation des imams en Suisse, Berne, 19/03/2009 ; Hug Hiltpold, Interpellation (09.3743, Conseil national), Filière de formation des imams en Suisse. Quelles suites?, Berne, 07/09/2009.

6. Universität Zürich, Formation en Suisse des imams et des enseignant-e-s en religion islamique ?. Rapport final. Recherche menée dans le cadre du Programme national de recherche Collectivités religieuses, Etat et société (PNR 58), Zurich, 2009.

7. Joanna Pfaff-Czarnecka, Chancen öffentlicher Eingliederung muslimischer Gemeinschaften in der Schweiz, Tangram, Bulletin der Eidgenössischen Kommission gegen Rassismus, Bern, octobre 1999, pp 33-35.

8. Xavier Pilloud, Formation des imams, instruction religieuse islamique et autres aspects de l’islam dans la vie publique suisse, Synthèse FNS (PNR 58), Berne, 2010.

9. Université de Fribourg, Certificat de formation continue et universitaire Islam, Musulmans et Société civile. 7 modules d’octobre 2009 à juin 2010, Fribourg, 2009.

10. Lorenzo Vidino, Jihadist Radicalization in Switzerland, Center for Security Studies (CSS) – ETH, Zürich, 2013.

11. Lettre signée, pour le Sefri, par Antonio Loprieno, recteur de l’université de Bâle et président de la Conférence des recteurs des universités suisses, et par Guido Vergauwen, recteur de l’université de Fribourg, datée du 14 février 2014, référence 441.9

12. Christian Raaflaub, Formation des imams en Suisse. « Dans notre tradition de tolérance et de transparence », interview d’Antonio Loprieno, Swissinfo, Berne, 31/07/2013.

13. Guido Vergauwen, recteur de l’université de Fribourg, Centre suisse islam et société: le dialogue scientifique est, plus que jamais, nécessaire, Fribourg , 28/01/2015.

14. Conseil d’État, réponse à un instrument parlementaire, Mandat de Nicolas Kolly et alii (2014 GC-58, Grand conseil), Formation d’imams à l’Université de Fribourg, 26/02/2014

15. Sylvia Stamm (Agence de presse internationale catholique, Apic), L’islam fait son entrée à l’université, Swissinfo, Berne, 10/03/2014.

16. Hug Hiltpold, Interpellation (09.3189, Conseil national), citée.

17. Assemblée des délégués de l’ASEP, Le Rectorat supprime la filière des Sciences Pharmaceutiques à l’Université de Fribourg contre l’avis de la Faculté et des étudiants, Communiqué, Fribourg, novembre 2013.

18. Céline Zünd, Salve d’oppositions au centre sur l’islam à Fribourg, Le Temps, Genève, 06/10/2014.