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De Evian 1938 à Bruxelles 2015: quand l’histoire bégaie

Les normes de l’Union européenne (UE) en matière d’asile prônent «un espace de liberté, de sécurité et de justice ouvert à ceux qui, poussés par les circonstances, recherchent légitimement une protection dans l’Union». Elles prétendent assurer la  «mise en place d’un régime d’asile européen commun, fondé sur le principe de non-refoulement». Or, la pratique des divers Etats de l’Europe – signataires des Conventions de Schengen et Dublin – est totalement à l’opposé de ces «engagements». Le droit d’asile – pour des personnes dont la vie est en danger – est nié. Ce qui équivaut à un crime, comme l’histoire l’a démontré.

Des guerres – résultats des interventions directes ou indirectes des puissances dominantes occidentales (de l’Irak à l’Afghanistan) et d’acteurs régionaux (Syrie, Arabie Saoudite, etc.) – tuent des dizaines de milliers d’êtres humains. Elles contraignent à l’exil des centaines de milliers d’autres, avant tout dans des pays voisins (Liban, Jordanie, Turquie). Or, ces guerres disparaissent des radars des grands médias.

Les seuls coupables: les mafias de passeurs! Mais le commerce ignoble de ces mafieux prospère parce que le mur de Frontex (auquel la Suisse contribue) s’ajoute aux autres vrais murs. Ils mesurent déjà 9600 kilomètres dans le monde. De plus, ces mafieux collaborent avec les pouvoirs qui sont financés par les pays européens afin de «contenir les migrants» aux «frontières de l’Occident».

Silence est aussi fait sur les études démontrant que la «fermeture des frontières» n’arrête pas «les flux migratoires». Au contraire. D’ailleurs, la formule «flux migratoire» a pour but de cacher qu’il s’agit d’hommes, de femmes, d’enfants dont la vie est si brutalisée que le «risque de la mort» ne fait plus sens. Le vocabulaire hypocrite qui nourrit, aujourd’hui, les discours officiels ressemblent fort à celui des «régimes forts» des années 1930.

Les conditions infligées aux migrant·e·s – avant leurs départs des pays dits frontières ou au sein de l’Europe en tant que «clandestins» – sont la pointe de l’iceberg des politiques qui mettent en cause, de plus en plus, les droits sociaux. • D’où la nécessité de construire une convergence entre celles et ceux qui, sous des formes diverses, se battent pour des droits qui se doivent d’être universels. • D’où l’importance de combattre la xénophobie venue d’en haut et qui ne cesse de faire appel au mythe des «appels d’air». (MPS)

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Bruxelles, avril 2015

Un sommet européen extraordinaire – le jeudi 23 avril 2015 –  a été consacré aux «pressions migratoires en Méditerranée». Après avoir observé une minute de silence en hommage aux victimes des naufrages qui, en quelques jours, ont provoqué la mort de plus de 1000 personnes en quête de protection en Europe, les chefs d’État et de gouvernement de l’Union européenne décident… de ne rien faire pour mettre fin à cette hécatombe.

Pire: en renforçant les moyens de l’agence Frontex – dont la mission est de surveiller les frontières et de dissuader l’immigration irrégulière, pas de faire du sauvetage – et en annonçant qu’ils vont s’attaquer à la principale «source» du problème – l’incontrôlable Libye – pour bloquer les tentatives de départ, les 28 Etats membres de l’Union Européenne (UE) ont choisi de rendre encore plus difficile la traversée, de renchérir le prix du passage et de renvoyer des réfugiés dans les mains de leurs persécuteurs. Et ce, malgré les exhortations venant de toutes parts, notamment du Haut Commissariat des nations unie pour les Réfugiés (HCR) qui les invite depuis quatre ans à faire preuve de solidarité en accueillant des réfugiés. Le sommet se conclut sans aucun engagement ferme d’accueil des exilés dans les pays européens. 

Evian, juillet 1938

L’adoption des lois raciales de Nuremberg en 1935 (par le pouvoir hitlérien), puis l’annexion de l’Autriche (le 12 mars 1938) par Hitler précipitent plusieurs centaines de milliers de juifs dans les ambassades pour y demander des visas d’émigration. En vain… malgré les alertes du Haut-Commissaire pour les réfugiés (l’ancêtre du HCR d’aujourd’hui).

A l’initiative du président – en fonction de mars 1933 à mars 1945 – Franklin Delano Roosevelt, désireux d’éviter un afflux massif de réfugiés aux Etats Unis, une conférence internationale réunit au mois de juillet 1938 les représentants de 32 pays à Evian, sur les bords du lac Léman. [La Suisse, siège de la Société des Nations (l’ONU d’alors) est pressentie par Roosevelt pour recevoir cette conférence internationale. Le gouvernement helvétique déclina la proposition, entre autres, pour ne pas déplaire à l’Allemagne hitlérienne. Absente au début, toute la politique du gouvernement suisse de l’époque va se résumer à proposer des «solutions» visant non seulement à limiter l’arrivée des Juifs, mais à se «décharger» de réfugiés déjà en Suisse, en insistant sur des possibles «pays d’émigration» – voir Rapport Bergier, p.41. Fondements de la politique suisse face au réfugiés.]

En effet, l’objectif déclaré de la Conférence d’Evian était: discuter de l’installation dans des pays d’accueil des personnes persécutées en raison de leur race ou de leur religion. Après avoir évoqué avec beaucoup d’émotion le problème des réfugiés, les délégations abordent la question de leur éventuelle répartition dans leurs pays respectifs.

A l’issue de neuf jours de discussion, il apparaît que les États ne sont pas prêts à leur ouvrir leurs portes. L’Angleterre n’a accepté de participer à la conférence qu’à la condition que n’y soit pas évoquée la possibilité d’émigrer en Palestine, alors sous mandat britannique. Les Etats Unis n’augmenteront pas leurs quota annuel d’immigrants – une trentaine de milliers toutes nationalités confondues. Quelques pays d’Amérique du Sud consentent à accepter des travailleurs agricoles. L’Australie, qui ne connaît pas de «problème racial réel» chez elle, juge inutile «d’en créer un» en accueillant des juifs (sic). La France n’en prendra pas: elle en est, selon le chef de sa délégation, «au point de saturation qui ne permet plus d’accueillir de nouveaux réfugiés sans une rupture d’équilibre de son corps social».

Dans la résolution finale de la conférence d’Evian, où les termes «réfugiés politiques» ont été remplacés par «immigrants involontaires» pour éviter de froisser le troisième Reich, aucun engagement n’est pris. Les centaines de milliers de juifs traqués par la violence nazie en Allemagne et en Autriche devront se contenter de l’annonce de la création d’un comité intergouvernemental «chargé d’entreprendre des négociations en vue d’améliorer l’état des choses actuel et de substituer à un exode une émigration ordonnée, en rapport avec les pays d’asile et d’établissement».

Décidément l’histoire bégaie.

(Tribune publiée par Claire Rodier – du réseau Migreurop et du Gisti et Danièle Lochak, du Gisti).

Tract distribué lors de la manifestation contre les accords de Dublin, le samedi 9 mai à Lausanne.