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Le droit à l’avortement est menacé dans la moitié de l’Europe. Et les femmes ne le savent pas.

Dans cet article long et approfondi sur la situation du droit à l’avortement en Europe et dans le monde, Sabina Pignataro cite aussi « Se il mondo torna uomo. Le donne e la regressione in Europa »[Si le monde redevient homme. Les femmes et la régression en Europe ndt], édité par Lidia Cirillo. 

« Le droit à l’avortement est en train de subir une offensive concertée en Europe, au  travers de campagnes agressives et financées généreusement par des cercles ultra-conservateurs américains et par des oligarques russes. » De l’Espagne à la France, en passant par la Hongrie, la Pologne et l’Italie, pour  arriver jusqu’à Bruxelles, une nouvelle génération d’activistes experts en  communication est en train de mener, partout en Europe, une « croisade au nom des valeurs chrétiennes, dont le caractère réactionnaire est symbolisé par un crochet, qui évoque les techniques d’avortement clandestines ».  C’est ce que  raconte le documentaire Aborto-Le Nuove Crociate(titre original Avortement -Les Croisés Contre Attaquent), produit en 2017 par la chaîne de télévision franco-allemande Arte. 

« Les partis anti-avortement » expliquent les réalisatrices Alexandra Jousset et Andrea Rawlins-Gaston « sont de nouveau en guerre et tout cela a lieu comme si la société ne s’en était pas encore aperçue ». Ce qui intéresse les nouveaux croisés ce n’est plus le tombeau du Christ, mais les sépulcres des embryons avortés ». En Italie, entre objecteurs et sépultures, le documentaire dédie une bonne partie de ses 95 minutes à l’Italie en montrant comment fonctionnent les cimetières de fœtus, où certaines  associations, grâce à des conventions avec les entreprises hospitalières, enterrent les embryons et les fœtus produits par un avortement, souvent, sans que les femmes ne  soient au courant. Parmi elles, Marzia, une femme de Turin, qui avait avorté en raison d’une trisomie en 2008 et qui, cinq ans plus tard, a été contactée par un responsable du cimetière parce que  la concession de la tombe  de ce qu’aujourd’hui elle appelle « mon embryon » avait expiré.

Pendant qu’elle raconte son expérience, Marzia montre la photo de ce petit tombeau dont elle ignorait l’existence et sur lequel quelqu’un avait déposé une peluche et avait prié. Croire  que l’expérience de Marzia serait  une exception est d’une grande naïveté.. Les caméras nous montrent un autre cimetière (à Brescia, ndr.), avec des dizaines de rangées de petits tombeaux identiques :  chacun porte l’inscription  « Celeste » (un prénom qui peut indiquer tant une présence féminine que masculine). 

Dans le documentaire une voix off se demande : « combien d’Italiennes ignorent le fait que quelque part il y a un tombeau qui rappelle  le nom et la date de leur avortement ? ». Les réalisatrices ne rentrent pas dans les détails de cette pratique. Néanmoins, pour comprendre comment ces événements ont pu avoir lieu (et continuent à se produire) il vaut la peine de rappeler que cette activité est légale et  trouve sa place dans les lacunes  de la législation italienne. La loi de référence en matière d’enterrement est appliquée de façon variable  dans les diverses régions. En raison de ce manque d’uniformité il peut arriver que, dans certaines régions d’Italie, le fœtus ou l’embryon d’une femme, de toute croyance et nationalité, qu’elle ait avorté volontairement ou qu’elle ait fait une fausse couche, même à moins de 20 semaines d’âge gestationnel, soit enterré dans un cimetière communal (avec ou sans rite catholique), sans que la femme l’ait demandé. Et, sans que la femme ait  connaissance de l’existence d’un tombeau, qui reste comme une présence, une  trace, de cet événement. En dépit du droit au libre choix des citoyens et de la laïcité des’institutions . 

Objection de conscience

Ensuite, le documentaire nous rappelle que dans notre pays, bien que depuis 1978 il soit possible d’avorter légalement, 70% des gynécologues « objecteurs de conscience » refuse de le pratiquer. Plus exactement, les gynécologues objecteurs représentent 68,4% et les anesthésistes 45,6%. Parmi les personnes interviewées figurent les proches de Valentina Milluzzo, décédée en 2016 à l’hôpital Cannizzaro de Catane d’une infection, parce que  les médecins objecteurs auraient refusé de l’opérer après que les deux jumeaux dont elle était enceinte de cinq mois étaient morts suite à une fausse couche. Le documentaire date  de 2017. Entretemps, le Gup [en Italie le juge à l’audience préliminaire ndt.] Giuseppina Montuori, acceptant la demande du Parquet  de Catane, a renvoyé en jugement  les sept médecins du service de l’hôpital. Le crime invoqué  est celui d’homicide involontaire multiple(par contre, il n’est pas contesté  que les médecins étaient objecteurs de conscience). La première audience du procès aura lieu le 3 juillet 2019. 

Les réalisatrices ont aussi rencontré Elisabetta Canitano, la gynécologue qui depuis des années, à travers l’ONG  Vita di Donna [Vie de Femme ndt.] fournit de l’aide pour tout problème de santé des femmes. L’association est en train de mener  une recherche multilingue sur les barrières qui limitent l’accès à l’IVG et sur les voyages entrepris par les femmes en Europe pour avoir accès à ce service (Pour info : https://europeabortionaccessproject.org/it/il-nostro-progetto/).  

Le droit à l’avortement est menacé  dans le reste de l’Europe aussi

L’Italie n’est certainement pas le seul pays où le recours à l’objection de conscience est répandu et où les droits qui ont été durement acquis dans les années 1970 sont remis en question. Les réalisatrices rapportent les histoires de Valentina, Katia, Natalie: elles sont italiennes, hongroises, russes. Elles payent toutes, ou elles ont payé, de leur vie, leur santé, leur liberté les limites imposées sur leurs corps. Le documentaire révèle une guerre  insidieuse et sans scrupules qui s’articule à l’échelle de toute l’Europe à travers des tactiques complexes et différenciées et des batailles plus ou moins explicites. Comme  l’écrit Lidia Cirillo dans le livre qui vient tout juste de paraître Se il mondo torna uomo. Le donne e la regressione in Europa [Si le monde redevient homme. Les femmes et la régression en Europe] (éditions Alegre), « En Espagne, les droites et le clergé ont essayé d’effacer -jusqu’à présent sans succès- les formes de dépénalisation déjà conquises. Au Portugal une guerre éclaire estivale a supprimé la gratuité de l’interruption de grossesse, a imposé la consultation obligatoire avec un psychologue et accordé encore plus de liberté aux objecteurs. En Pologne s’est produit quelque chose de semblable. Il y était déjà difficile d’avorter, mais en 2015 le gouvernement conservateur a tenté une restriction supplémentaire que seules  de grandes manifestations ont fait échouer ».

Entre lobby et réseaux sociaux 

Le documentaire explore les références idéologiques de ces militants, il met en évidence l’importance de leurs idées dans la sphère publique, leur degré d’accès aux médias et au monde politique. Les nouveaux leaders sont jeunes et modernes, ils maîtrisent les réseaux sociaux, ils utilisent les codes publicitaires et ils recyclent la terminologie des droits humains en employant des mots comme  « dignité », « paix », « liberté », « vie » et « famille ». Ils ont compris l’importance de travailler ensemble, de synchroniser leurs actions, et ils sont maîtres dans l’art de faire pression sur l’Union Européenne. Les chiffres le prouvent : en 2013, la pétition européenne « One of us », qui appelait au respect de la vie humaine dès la conception, a été signée par près de deux millions de citoyens, un résultat jamais atteint auparavant par d’autres initiatives populaires. Les promoteurs ont obtenu une audience au Parlement Européen, mais la Commission Européenne a bloqué la pétition, qui est actuellement en train d’être examinée par la Cour de Justice Européenne. 

Aujourd’hui l’anti-avortement fait partie intégrante du lobbying européen. La compétence en matière d’avortement étant réservée aux États membres, leur objectif est t les projets communautaires qui financent la contraception et l’avortement dans les pays en voie de développement. 

Des flux d’argent depuis la Russie et les USA

Afin de voir s’étendre leurs idées , les nouveaux mouvements qui menacent l’avortement en Europe ont besoin d’importants financements. Le documentaire, avec de nombreuses preuves à l’appui, révèle que les fonds proviendraient de certains cercles russes et américains. Silvia Brignoni tente également, dans le livre susmentionné, de reconstituer ces flux d’argent. « L’argent circule de la Russie à l’Espagne ou des États-Unis à la France en soutien d’associations, de sites internet ou d’initiatives, avec des passages étranges entre des institutions évangéliques étatsuniennes, des oligarques orthodoxes russes et des catholiques européens. »

Selon la reconstruction des réalisatrices, Vladimir Yakunin, fondamentaliste orthodoxe, aurait financé l’association CitizenGo de l’ultra-catholique Ignacio Arsuaga, le cerveau de la bataille contre la loi qui en Espagne dépénalise l’avortement et qui, en mai 2018, à l’occasion du 40èmeanniversaire de la loi 194 en Italie, a lancé une campagne intitulée « L’avortement est la première cause de féminicide dans le monde ». Comme indiqué sur son  site , CitizenGo, qui a son quartier général à Madrid, mais qui est présent dans 15 villes sur quatre continents, fait pression sur les institutions, les gouvernements et les organisations de 50 Etats différents. La section italienne comprend les responsables du comité qui a lancé le Family Day. 

De la Russie aux États-Unis : le Centre européen pour la loi et la justice (Eclj), qui, depuis 1998  a son siège à Strasbourg et fait du lobbying auprès de l’ONU, , le Conseil de l’Europe, le Parlement européen et l’OSCE sur les questions  de vie, famille, éducation et liberté religieuse, n’est rien d’autre que la filiale d’une organisation du  même nom , dont le siège principal se trouve à Washington et qui est présidée par Jay Sekulow, avocat de Trump, un des évangéliques les plus influents du pays. Aux USA , l’agression s’est renforcée depuis l’élection du nouveau président, dont le vice-président, Mike Pence, est depuis toujours contre l’avortement et les droits de la communauté LGBTQ*. 

La direction des flux financiers plongerait ses racines aussi dans l’« Istituto Dignitatis Humanae », le projet de Steve Bannon, ancien stratège de Trump, qui a son quartier général à la chartreuse de Trisulti, un ancien couvent à une centaine de kilomètres au Sud-Est de Rome.  

La fragilité des droits

Il y a septante ans, Simone de Beauvoir écrivit des paroles prophétiques : « N’oubliez jamais qu’il suffira d’une crise politique, économique ou religieuse pour que les droits des femmes soient remis en question. Ces droits ne sont jamais acquis définitivement. Vous devrez rester vigilantes votre vie durant. ». Nous y voilà.

(Article publié sur le site du Corriere della sera le 9 février 2019. Traduction de la rédaction.)