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Esquisse du débat sur le féminisme et les classes sociales

Dans notre newsletter du 7 mars 2018, nous avons appelé à participer à la « Marche nocturne féministe » du 8 mars à Genève qui a rassemblé environ 700 personnes. Dans notre communication, nous avons relayé l’appel à la manifestation rédigé par les organisatrices de la marche. Nous avons participé à cette marche et avons distribué un tract (Contre les violences faites aux femmes : une grève internationale et un engagement nécessaire dans la lutte !). Celui-ci a été également distribué au rassemblement, qui a réuni beaucoup moins de monde et qui a eu lieu à 17h au Jardin Anglais.

Dario Lopreno, militant du Syndicat des Services publics (SSP), a réagi à notre newsletter avec un message qu’il nous a fait parvenir quelques jours après et que vous pouvez lire ci-dessous. Nous estimons important de publier son message comme il nous a été demandé et de répondre à ses remarques dans le but de clarifier à la fois notre position par rapport aux éléments soulevés par sa lettre et notre pratique politique.

Les questions soulevées par la lettre de Dario Lopreno se résument à deux points principaux.

Premièrement, le contenu de l’appel de la Marche nocturne féministe serait un exemple d’identitarisme ou de «repli identitaire» qui affecterait «les nombreux mouvements se définissant d' »anti- » (anticapitaliste, antisexiste, antifasciste, etc.) sans que l’on ne sache anti quoi». Le fait d’avoir relayé cet appel sans critiquer son contenu a installé chez lui le doute suivant: le Cercle La brèche et le MPS-Genève participeraient-ils à «la grande dilution du sujet de la lutte anticapitaliste de ce début de XXIe siècle» et diffuseraient-ils un «sentiment de contestation tous azimuts, vague et flou»?

Deuxièmement, les revendications et les perspectives évoquées dans les lignes conclusives de notre tract (à savoir, se mobiliser en gardant à l’esprit la voie et les nouvelles formes de lutte que les différents mouvements de femmes au niveau international sont en train de tracer) seraient trop globales et trop génériques. Elles ne contribueraient donc pas à intégrer dans le débat sur le féminisme la question centrale de l’oppression de classe.

Nous rejetons fermement ces critiques et cela pour plusieurs raisons.

Tout d’abord, n’ayant pas participé aux nombreuses séances préparatoires de la manifestation, nous avons décidé collectivement de ne pas nous exprimer sur le choix des organisatrices d’exclure les hommes cis genre (mixité choisie). Nous avons décidé de relayer l’appel qu’une partie d’entre elles avait rédigé sans le critiquer parce que nous respectons le choix de cette forme de mobilisation. Nous avons donc décidé de ne pas adopter une attitude paternaliste (dire comment et selon quelles revendications se mobiliser) vis-à-vis de femmes qui s’organisent et se mobilisent contre des oppressions spécifiques.

Or, il est vrai que l’appel à la Marche nocturne féministe se limite à décrire des formes d’oppression spécifiques (de genre et racistes principalement), sans mentionner leur rapport structurel avec la logique de l’exploitation capitaliste. Ce texte n’identifie pas non plus un sujet à même de transformer les conditions matérielles de l’exploitation et de créer les conditions sociales nécessaires pour en finir tant avec les formes d’oppression spécifiques qu’avec l’exploitation capitaliste qui les favorise. Toutefois, nous estimons que lui reprocher ces manques est fort inutile.

Nous avons par contre considéré important de participer à cette manifestation avec un tract qui portait sur les violences faites aux femmes en Suisse ainsi que sur l’imbrication des violences de genre et des violences économiques dans le monde du travail. La conclusion de notre tract insistait sur la nécessité de se mobiliser sur ces questions dans une perspective internationaliste, avec le regard tourné vers les différents mouvements de femmes dans le monde (Italie, Espagne, Argentine, Pologne, États-Unis, etc.). Nous croyons en effet que ce sont les sujets mobilisés, les femmes dans ce cas, qui sont à même d’élaborer des revendications et de s’organiser contre l’oppression et l’exploitation au cours de leurs luttes.

Le potentiel du mouvement féministe international est à nos yeux un exemple pour des mobilisations en Suisse. C’est pour cette raison que nous avons choisi d’axer notre tract sur la grève internationale des femmes qui, pour la deuxième année consécutive, avait été lancée à l’occasion de cette journée. En Suisse, une telle initiative se prépare pour 2019… Nous avons donc voulu contribuer à cette manifestation en distribuant un tract donnant une dimension internationaliste à la mobilisation.

Cette intervention se situait par ailleurs dans la foulée de nos activités sur ce thème et sur différentes questions économiques, sociales et politiques d’actualité que nous avons abordées au fil des années. Pendant ces moments de réflexion, d’échange et d’action, la question de la lutte de classes était constamment posée à la fois dans notre matériel de diffusion et dans les débats. À titre d’exemple, nous rappelons quelques initiatives dont le matériel produit se trouve sur notre blog :

  • la soirée de projection du film On a grèvé, suivie d’une discussion avec deux femmes de chambre qui avaient animé la grève dans une chaîne hôtelière de Paris. Ces femmes se sont battues contre un système d’exploitation dont les pratiques rappelaient le Moyen Âge (salaire à la tâche, sous-traitance en chaîne, etc.) ;
  • deux conférences-débats sur le féminisme avec des militantes féministes et socialistes, Lidia Cirillo (Italie) et Lucìa Sbriller (Argentine) ;
  • un cercle de lecture sur les effets de la crise économique sur l’exploitation des femmes ;
  • la projection, en présence du réalisateur, du film Algún día es mañana, où les questions de la propriété privée de la terre et de la lutte des populations autochtones en Colombie étaient posées. Ce fut à nos yeux une initiative importante, soutenue par des Colombien·ne·s et d’autres associations, dans un climat politique où la nécessité d’une «paix durable» tend à occulter la nécessité de s’attaquer aux rapports d’exploitation dans ce pays ;
  • une soirée de débat avec la militante féministe Lidia Cirillo et des travailleuses du domaine culturel et animatrices d’un centre culturel créé à la suite d’une grande mobilisation des travailleurs et travailleuses culturelle·le·s en Italie. Cette soirée a été co-oganisée par le collectif genevois “La Culture lutte” très actif, entre autres, lors de la grève de la fonction publique de 2015 ;
  • les tracts rédigés et distribués dans le cadre du mouvement pour le «droit à la ville» où nous avons insisté sur la question de la propriété du sol et des rapports sociaux capitalistes comme principale entrave à un droit à la ville effectif.

Ces quelques initiatives témoignent d’une volonté d’inscrire la question des classes sociales, de l’oppression structurelle du Capital et de la lutte des opprimé·e·s dans des thèmes d’actualité sur lesquels cette dimension reste souvent cachée.

Nous sommes aussi surpris·es de l’emploi par Dario Lopreno du terme «repli identitaire». Plus précisément, nous refusons l’amalgame entre le repli identitaire prôné par la droite et l’extrême droite et le choix de personnes subissant une oppression spécifique de genre de s’organiser dans un cadre de mixité choisie apte, selon elles, à mieux exprimer leur voix et leurs revendications.

Nous pouvons critiquer à priori le choix de se mobiliser en non-mixité ou en mixité choisie ou nous pouvons le considérer comme un point de départ et un espace d’élaboration critique qui peut déboucher sur une critique de l’ensemble des rapports sociaux capitalistes.

En effet, n’est-il pas vrai que l’une des premières formes d’organisation du mouvement féministe des années 1970 furent les groupes d’auto-conscience où les femmes ont pris conscience de leur oppression spécifique? Certes, comme l’ont affirmé à juste titre certaines féministes, ces formes d’organisation ne sont pas suffisantes puisque souvent elles débouchent sur une forme stérile de critique de l’oppression de genre. Néanmoins, dans une période historique où les repères politiques de base sont absents et où une certaine couche de la jeunesse se mobilise, nous pouvons avoir un regard différent: ces formes d’organisation sont-elles en quelque sorte «nécessaires» ou, pour le moins, compréhensibles et respectables dans le processus de construction d’une conscience de classe ?

De ce point de vue, la non-mixité et la mixité choisie sont des outils de lutte des personnes qui subissent une oppression spécifique qu’il faut respecter. Dans la période présente, pauvre en luttes sociales, nous ne pouvons donc que saluer l’initiative de cette «Marche nocturne», qui est née de la rencontre de plusieurs collectifs, organisations, associations et militant·e·s féministes dans le but de rendre visibles des formes d’oppression quotidiennes.

Finalement, nous souhaitons rappeler que la question des rapports sociaux de sexe et les luttes de femmes sont actuellement l’un des axes principaux de réflexion et d’intervention du Mouvement pour le socialisme (MPS-BFS) au niveau national. En tant que membres du MPS-Genève et du Cercle La brèche, nous participons aux différentes discussions et actions féministes en respectant le choix de non-mixité ou de mixité choisie qui existe aussi dans notre organisation.

Cela étant dit, nous ne perdons pas pour autant de vue la nécessité politique de s’attaquer à toutes les formes d’oppression et de ne pas les opposer les unes aux autres. De même, nous considérons que, dans une société capitaliste, l’intersectionnalité des oppressions (race, genre, classe) est déterminée, en dernière instance, par les rapports sociaux marchands. C’est pourquoi nous sommes bien conscient·e·s que ce n’est qu’à travers la convergence des luttes des opprimé·e·s que sera possible une émancipation des femmes, des hommes, des personnes LGBT, des salarié·e·s, des migrant·e·s…

Pour toutes ces raisons, à la question finale posée par Dario Lopreno («La Brèche-MPS Genève est-il en train de contribuer à la grande dilution du sujet de la lutte anti-capitaliste qui caractérise ce début de XXIème siècle?»), nous répondons par une autre question, posée par Daniel Bensaïd, philosophe et militant révolutionnaire, qui donne le sens de ce qui précède: « Une autonomie d’ouverture serait pourtant susceptible d’élargir les mobilisations et les solidarités, dans la reconnaissance et le respect mutuels. Comment concevoir la dialectique entre autonomie et convergence, comment construire l’unité avec les divers mouvements sociaux, sans reproduire les rapports hiérarchiques, comment construire une solidarité réellement égalitaire, sans tutelles condescendantes ou paternalistes ? La question est posée. La réponse reste à inventer.» (Fragments mécréants, 2005, p. 149)

En guise de conclusion à cette réponse, nous tenons à rappeler que dans les prochains mois nous continuerons à organiser des activités et à participer à des mobilisations toujours dans la perspective d’apprendre, en partant des diverses luttes des opprimé·e·s, comment agir contre les diverses oppressions engendrées par la société capitaliste. Nous espérons rencontrer un peu plus souvent Dario Lopreno lors de ces occasions de débat et d’action dans le but de continuer cet échange fort intéressant et utile.

***

Lettre de D.L. au Cercle La brèche (mars 2018)

Chers amis de La Brèche, Le blog des Jeunes du Mouvement pour le socialisme (JMPS) Genève,

Je vous adresse le présent texte en vous demandant de le faire suivre au fichier qui a reçu votre mailing du 8 mars 2018 (« Nous avons le plaisir de vous annoncer la tenue de plusieurs activités organisées ou soutenue par le Cercle La brèche Genève au cours de ce mois de mars 2018 »), comme contribution à une ébauche de débat.

J’ai bien lu le tract que vous avez distribué à l’occasion de la manifestation du 8 mars à Genève ( https://cerclelabreche.com/contre-les-violences-faites-aux-femmes-une-greve-internationale-et-un-engagement-necessaire-dans-la-lutte/ ), qui trace, à très grands traits, certains aspects du mouvement des femmes sur le plan international. Vous le terminez en mentionnant le fait qu’il faut « se mobiliser en gardant à l’esprit la voie que ces mouvements des femmes, partout dans le monde, sont en train de tracer, d’apprendre de ces nouvelles formes de luttes et de leurs revendications, pour se battre ensemble contre toute forme d’oppression et de violence que nous subissons aujourd’hui ». C’est trop global et trop générique. Je m’explique, en me référant également à votre mail ci-après (cf. texte à la suite du présent message) que vous avez envoyé à votre fichier, et dont le premier point me pose problème. :

« Ce soir, jeudi 8 mars, écrivez-vous, aura lieu une marche nocturne en mixité choisie organisée par un ensemble d’organisations, associations et collectifs féministes basés à Genève. Le rendez-vous est fixé à 19h30 à la Place de la Navigation (Pâquis). Vous trouverez l’appel à la manifestation ici. »

Le ici (« l’appel à la manifestation ici ») renvoie directement au site de la Marche nocturne, publié sur le site Internet de Renversé ( https://renverse.co/infos-locales/Une-marche-nocture-pour-des-feminismes-revolutionnaires-1401 ). Je trouve qu’il y a quelque chose d’inquiétant dans le fait que vous La Brèche-MPS Genève appelez simplement à cette marche, sans formuler de critiques à l’encontre du tract d’appel de la Marche (publié sur Renversé), ni dans votre mail ni dans le tract distribué le soir à la manifestation.

En effet le tract de la Marche nocturne me semble poser problème par de nombreux aspects, mais principalement par un faisceaux de questions, tournant autour de la même problématique :

– Le maelström des sujets sociaux désignés et des choses contre quoi se battre prioritairement, qui tient d’une sorte d’inventaire à la Prévert, dans lequel figurent toute sorte de problématiques différentes sans aucune structure ni priorité.

– L’absence d’une vision de classe, malgré quelques rares mentions floues et diluées à l’anti-capitalisme et au « mépris de classe » mis sur le même plan que tous les autres types de discriminations.

– L’exclusion – sous couvert d’ouverture mais c’est bel et bien d’une exclusion qu’il s’agit – fort problématique dans sa définition autant que dans le préjugé qu’elle implique, des « hommes cisgenre » (« cisgenre : personne qui se reconnaît intimement et socialement dans le genre qu’on lui a assigné à la naissance », énonce le tract de la Marche).

– Le manque de questionnement sur les implications de ce discours et de cette définition de la notion de cisgenre. D’une part sur… vous-mêmes : qui, parmi vous, femme ou homme, ne se reconnaît pas dans ce que définit ainsi le cisgenre ? D’autre part sur… les salariés auxquels vous vous adressez : qui, parmi les salariés, en l’occurrence de ce canton, ne se reconnaît pas dans le genre qu’on lui a assigné à la naissance ? À qui vous adressez-vous en soutenant ce tract sans critique ?

– L’énorme faiblesse revendicative de ce texte, qui ne propose rien substantiellement sinon qu’il faut être ouvert à tout en termes de pluri/para/meta/genre/classe/religion/préjugé racial/condition psychique/condition physique/handicap/etc., à l’exclusion d’une catégorie d’hommes réduits à une simple hétérocisnormativité [« Nous marcherons (…) contre l’hétérocisnormativité, le sexisme, la misogynie, le racisme, la transphobie, l’homophobie, la lesbophobie, la bi/panphobie, le mépris de classe, l’islamophobie, la putophobie, la négrophobie, la psychophobie, le validisme, la grossophobie, l’antisémitisme, l’anti-tsiganisme (liste non-exaustive). Contre le patriarcat blanc et tout système d’oppression capitaliste qui fait que la société continue à vouloir nous posséder, nous faire tenir des rôles qui ne sont pas ce que nous sommes et voulons être »].

–  Sans parler de la mention explicite au « patriarcat blanc » (dans la citation ci-dessus)… qui tient au mieux de la simplification extrême des relations de classes et raciales, au pire du rétro-racisme.

Je pense que La Brèche-MPS Genève, en appelant à une telle manifestation sans mise au point critique, participe dangereusement au grand flou dans lequel se perdent les mouvements, nombreux en cette période d’accumulation pluri-décennale de défaites sociales, qui se définissent comme « anti- », sans que l’on ne sache exactement anti quoi.

Seriez-vous ainsi victimes d’une certaine manière, de l’identitarisme qui peu à peu prend le dessus sur le caractère de classe des revendications de ce qui reste de la « gauche » ? Ne commettriez-vous pas une double erreur ? D’une part, en participant à ce repli identitaire. Mais aussi, d’autre part, en contribuant à diffuser, parmi les relativement rares personnes qui se mobilisent en se politisant (et non pas en entrant dans un parti, de la gauche de la gauche à la droite de la droite, pour espérer se retrouver candidat ou membre d’une commission officielle) un sentiment « de contestation » tout azimut, vague et flou, qui profitera essentiellement aux mouvements sachant manipuler le vague et le flou comme chevaux de bataille ou comme programme politique. Ces derniers foisonnent aujourd’hui en Europe, en Suisse et à Genève, et les dernières élections genevoises et italiennes nous en donnent un bon échantillon.

Je vous écrit cela en ne sous-estimant point l’importance centrale du mouvement féministe dans les luttes anticapitalistes, ni les faiblesses, voire bien pire, de la gauche historique et du mouvement ouvrier en la matière. Mais il existe une longue tradition de débat, dans le mouvement féministe révolutionnaire, qui a toujours su rester aussi critique envers les graves manquements du mouvement des salariés qu’envers de nombreuses composantes du mouvement féministe. Aujourd’hui, après plus de trois décennies de défaites sociales, alors qu’il semble de plus en plus difficile de reconnaître le salariat comme sujet social anti-capitaliste, alors qu’une partie du mouvement féministe se rapproche du discours bourgeois de l’égalité des chances (compter les femmes PDG, se réjouir des femmes profs d’uni ou dénombrer les femmes millionnaires…) ou même de certains discours bourgeois-identitaires (la votation sur l’interdiction de nouveaux minarets ou le débat sur le voile en sont deux exemples), il est plus important que jamais d’être plus critiques que jamais.

Ne pensez-vous pas que La Brèche-MPS Genève est en train de contribuer à la grande dilution du sujet de la lutte anti-capitaliste qui caractérise ce début de XXIème siècle… ?

Avec mes meilleures salutations.

Dario Lopreno