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Les « Gilets jaunes » : un mouvement social inédit qui oblige à réfléchir autrement la lutte contre les oppressions et l’émancipation sociale

Pour la première fois depuis 2006, lorsqu’une grande mobilisation a conduit le gouvernement à retirer le Contrat de première embauche (CPE), et après les défaites cumulées notamment depuis la bataille de 2010 sur les retraites jusqu’à celle sur les lois Travail ou la SNCF, le mouvement social des « Gilets jaunes » est parvenu à faire reculer le gouvernement. Ce mouvement a démarré son Acte I le 17 novembre 2018 et ne s’est pas essoufflé avec les festivités de fin d’année. Au moins 80’000 personnes ont défilé le samedi 19 janvier 2019 lors de son Acte X. À cette occasion, les violences policières et les mutilations que provoquent les armes type LBD (lanceurs de balle de défense) étaient au cœur de la protestation. Ces mutilations illustrent l’ampleur et la gravité de la guerre sociale en cours. Des témoignages peuvent être entendus dans l’émission de Mediapart Studio du 16 janvier 2019[1]. Le journal Le Temps du 19 janvier 2019 a d’ailleurs mis en évidence que ces armes de guerre sociale sont produites par une entreprise suisse.[2]

Le caractère inédit du mouvement social des « Gilets jaunes » a pris par surprise tous les acteurs établis de la politique française (gouvernement, partis politiques et syndicats), et au-delà. L’incompréhension concerne aussi les organisations politiques de la gauche radicale. Lors du forum Autre Davos qui s’est déroulé à Zurich le 11-12 janvier 2019, l’intervention de Christine Poupin[3](activiste du Nouveau Parti Anticapitaliste (NPA) en France) apporte de premiers éléments de compréhension et d’analyse du mouvement social des « Gilets jaunes ». C’est la raison pour laquelle le Cercle La brèche met à disposition ses notes (sous une forme éditée). Leur contenu est susceptible de susciter la réflexion et le débat auprès de celles et ceux qui estiment que l’émancipation des opprimé·e·sne pourra être que l’œuvre des opprimées elles-mêmes et  des opprimés eux-mêmes.

Un mouvement populaire qui n’a été initié par aucun parti, aucun syndicat

Le mouvement des « Gilets jaunes » est né sur la question de l’augmentation du prix de l’essence, car celle-ci s’est révélée être la « goutte d’eau qui fait déborder le vase », c’est-à-dire la taxe de trop. Le mouvement a connu une extension rapide sur les réseaux sociaux et a été marqué par les événements suivants : 

  • 17 novembre 2018 : 2’500 blocages de carrefours autour de centaines de localités et tenus par au moins 300’000 « Gilets jaunes » ;
  • 24 novembre 2018 : entre 100’000 et 200’000 participant·e·s dans 1600 blocages ; dont au moins 8’000 à Paris sur les Champs-Élysées.

Le mouvement dure depuis 2 mois : il rebondit, ne respecte pas la trêve des fêtes de fin d’année, ni l’union nationale suite à l’attentat de Strasbourg. Les blocages de ronds-points continuent et ceci notamment depuis le 17 novembre 2018 et des manifestations se déroulent dans les villes tous les week-ends. Ceci malgré une escalade de la répression le 1er et plus encore le 8 décembre où 85’000 policiers sont mobilisés avec un arsenal militaire et notamment des blindés. Il faut ajouter que la police a procédé à plus de 2’000 arrestations. 

Le gouvernement recule, mais trop peu et trop tard : 

  • Le 5 décembre 2018, la hausse des taxes sur les carburants est tout simplement annulée ;
  • Le 9 décembre 2018, Emmanuel Macron fait semblant de céder en annonçant « Le salaire d’un travailleur au SMIC (salaire minimum) augmentera de 100 euros par mois dès 2019 »,« sans qu’il n’en coûte rien à leur employeur ». 

Au 1er janvier 2019, le SMIC aurait de toute façon été revalorisé de 20 euros en application de la loi. Donc il n’a pas cédé sur le salaire minimum contrairement à son annonce. 

S’ajouteront à cela 20 euros de baisse de cotisations salariales. 

Et un coup de pouce de 50 % de la prime d’activité[4] (auquel Macron s’était engagé pendant la campagne électorale). Cette augmentation était prévue par vagues successives de 20 euros par an sur le quinquennat. Cette hausse  qui peut atteindre les 70 euros intervient en 2019.

  • Macron a également annoncé une prime de fin d’année dans les entreprises … mais au choix des patrons ; le retour des heures supplémentaires défiscalisées[5]; l’annulation de la hausse de la CSG[6] pour les retraités qui touchent moins de 2’000 euros mensuellement. 

Dans son allocution de fin d’année, Emmanuel Macron annonce qu’il ne souhaite pas supprimer l’ISF (impôt sur la fortune). Autrement dit : il ne prévoit rien ni sur l’injustice fiscale et ni sur la transition écologique ! Il annonce toutefois un « Grand débat » sans oublier d’agiter « l’identité profonde de la Nation et l’immigration ». En conséquence, les augmentations de salaires (120 euros et 150 euros nets supplémentaires par mois) données aux policiers quelques jours plus tard apparaissent comme une provocation.

Un mouvement qui semble soudain, mais en fait vient de loin.

La dynamique de ce mouvement suit son cours propre sans que les organisations politiques et syndicales n’aient joué un rôle sur l’évolution du rapport de force. Même si des jonctions se sont produites dans des cas particuliers, elles n’ont pas joué un rôle dans son évolution : c’est le mouvement par lui-même, dans son affrontement avec le pouvoir, qui a modifié le rapport de force. Pourquoi ? Le mouvement des « Gilets jaunes » est la réaction d’une partie des classes populaires à quatre décennies d’offensive néolibérale, qui ont amplifié et approfondi les inégalités sociales.

Le néolibéralisme a conduit à l’effondrement des partis politiques traditionnels chargés de mettre en œuvre ses politiques (le Parti socialiste et les Républicains). Emmanuel Macron et son parti La République en Marche (LREM) représentent la dernière carte à jouer pour les classes dominantes. Son élection a bénéficié du discrédit des partis politiques ayant conduit les politiques néolibérales. Le mouvement des « Gilets jaunes » retourne toutefois cette carte contre les dominants. Emmanuel Macron et son gouvernement radicalisent la politique néolibérale des gouvernements antérieurs : démantèlement de pans entiers du Code du travail et de la protection contre le licenciement, gel des salaires, renforcement du contrôle des chômeurs, réforme de la retraite avec introduction d’un système par points, suppression des effectifs publics, hausse de la CSG pour les retraités, y compris les plus modestes, réforme de la formation professionnelle, privatisation de la SNCF avec la remise en cause du statut des cheminots.

Toutes ces mesures sont appliquées à marche forcée en utilisant les ordonnances[7] et en passant par-dessus toute discussion, telle que les concertations expresses où il n’y a rien à négocier.

Cela revient à imposer l’injustice sociale et fiscale dans le mépris et l’arrogance éhontés envers les classes populaires. Et lorsque celles-ci se mobilisent, le pouvoir ne change pas d’attitude : il met en place un État sécuritaire, il exerce une répression policière qui provoque des mutilations irréversibles. Ce tableau illustre le retournement que constitue le mouvement des « Gilets jaunes ». Depuis des mois, le gouvernement d’Emmanuel Macron, après celui de François Hollande, a usé et abusé de la répression comme arme politique. Répression et criminalisation vont de pair. Ils généralisent ainsi des méthodes appliquées aux quartiers populaires et aux migrant·e·s ainsi qu’à toutes les expressions politiques et sociales. Ceci alors même qu’ils sur-médiatisent systématiquement des scènes d’affrontement pour décrédibiliser les mobilisations. Mais avec les « Gilets jaunes », la perception de ces campagnes médiatiques se retourne : la police apparaît désormais de plus en plus largement comme étant responsable des violences. 

Des exploité·e·s et des opprimé·e·s jusqu’alors peu visibles, mais confronté·e·s à des difficultés croissantes peu ou pas prises en compte par le mouvement ouvrier

Dans un contexte d’accumulation de la colère sociale, la poursuite de la hausse de la taxe sur les produits pétroliers a constitué l’étincelle, car d’un seul coup, toute la politique antisociale du gouvernement français est condamnée, alors que le pays semblait amorphe et anesthésié. La révolte concerne les précaires, artisan·ne·s, petit·e·s commerçant·e·s, retraité·e·s, des micro-entrepreneur·euse·s, des chômeur·euse·s, et des ouvrier·e·s, employée·e·s. Près de la moitié sont des femmes, dont beaucoup élèvent seules leurs enfants, travaillent dans la santé, le service à la personne… peu reconnues, mal payées, avec des conditions de travail difficiles. C’est une partie de la classe des exploité·e·s et des opprimé·e·s telle qu’elle existe aujourd’hui en France : éclatée, précarisée et aux statuts divers. Pour une moitié, c’est leur première mobilisation, tandis que pour une autre on retrouve parfois des syndiqué·e·s, notamment parmi les retraité·e·s. Voici les résultats d’un sondage visant à connaître le positionnement politique des « Gilets jaunes ».

A la question « lorsque les répondants sont invités à se situer sur l’échelle gauche-droite », les réponses données sont les suivantes :

  • « Apolitique » ou « ni de droite ni de gauche » : 33%.
  • En revanche, parmi ceux qui se positionnent sur l’échiquier politique, 15 % se situent à l’extrême gauche, contre 5,4 % à l’extrême droite ; 42,6 % se situent à gauche, 12,7 % à droite et, surtout, seulement 6 % au centre.

Les « Gilets jaunes » expriment une exaspération qui catalyse la colère diffuse contre un système fiscal et de redistribution inique, l’accumulation des attaques contre le pouvoir d’achat, les retraites au moment où s’accumulent les cadeaux faits aux riches, aux capitalistes. C’est aussi une mobilisation pour la dignité, l’exigence de respect, la justice sociale, la démocratie qui s’en prend au président des riches. Ce ne sont pas les milieux les plus défavorisés, mais des milieux modestes qui possèdent pour la plupart une voiture, et sont issus des quartiers populaires des métropoles et des déserts ruraux et dits périphériques. Il s’agit des oubliés ou des sacrifiés par la métropolisation. Ils et elles subissent la ségrégation spatiale : privés de tout service public, de tout ce qui est nécessaire pour vivre correctement. Cette configuration explique l’effet déclencheur de la hausse de la taxe carbone sur les carburants : les classes populaires le vivent comme une moralisation et une punition pour l’utilisation de la voiture, alors que la société « tout-voiture » est imposée par le capitalisme qui structure le temps et le territoire. Cette taxe ne s’applique en revanche pas aux plus riches qui en sont exemptés par les cadeaux fiscaux comme la suppression de l’ISF (Impôt de solidarité sur la fortune) et qui ne ressentent pas le mauvais état des services publics.

L’exigence de démocratie ainsi que d’une économie morale et juste

Comme l’écrit Samuel Hayat[8] :« Leur liste de revendications sociales est la formulation de principes économiques essentiellement moraux : il est impératif que les plus fragiles (SDF, handicapés…) soient protégés, que les travailleurs soient correctement rémunérés, que la solidarité fonctionne, que les services publics soient assurés, que les fraudeurs fiscaux soient punis, et que chacun contribue selon ses moyens, ce que résume parfaitement cette formule « Que les GROS payent GROS et que les petits payent petit ». Cet appel à ce qui peut sembler être du bon sens populaire ne va pas de soi : il s’agit de dire que contre la glorification utilitariste de la politique de l’offre et de la théorie du ruissellement chers aux élites dirigeantes (donner plus à ceux qui ont plus, « aux premiers de cordée », pour attirer les capitaux), l’économie réelle doit être fondée sur des principes moraux. Là est sûrement ce qui donne sa force au mouvement, et son soutien massif dans la population : il articule, sous forme de revendications sociales, des principes d’économie morale que le pouvoir actuel n’a eu de cesse d’attaquer de manière explicite, voire en s’en enorgueillissant. Dès lors, la cohérence du mouvement se comprend mieux, tout comme le fait qu’il ait pu se passer d’organisations centralisées ».

La révolte vise également le refus de l’arbitraire étatique, le déni de démocratie. Il s’agit là d’un moteur très fort de la mobilisation, les revendications matérielles cherchant à traduire ce refus de l’injustice en chiffres. Il y a dans la vitesse et la profondeur de la mobilisation l’expression d’une émotion profonde, bien loin des revendications raisonnées. Elles et ils en ont « ras le bol » du mépris des puissants, ne supportent plus l’humiliation que leur fait vivre le système, et particulièrement le président qui par son exercice du pouvoir plein de morgue et mépris, incarne une politique de l’inégalité, d’un monde où il y a des supérieurs et des inférieurs.

C’est pourquoi il y a cette focalisation contre Emmanuel Macron qui est perçu comme le président des riches, des très riches, et a pour conséquence que l’exigence de son départ, de sa démission unifie le mouvement. « Macron démission » est le mot d’ordre le plus repris. Au cœur des revendications, il y a une exigence de démocratie réelle, qui ne se résume pas au droit de vote, et de contrôle d’où la question du Référendum d’initiative citoyenne (RIC).

Un mouvement social qui percute les organisations syndicales

Si des responsables de la France insoumise (FI), comme Jean-Luc Mélenchon ou François Ruffin, tout comme Olivier Besancenot du Nouveau Parti Anticapitaliste (NPA) dans plusieurs interventions télévisées, ont tenu à marquer leur soutien au mouvement, toutes les grandes organisations syndicales, non seulement la CFDT et FO mais aussi la CGT et Solidaires ont refusé de soutenir les premières manifestations. Sur le terrain, un certain nombre de structures syndicales, de militant·e·s ont toutefois apporté leur soutien et appelé à participer aux actions des gilets jaunes contre l’avis officiel de ces structures. L’absence de réaction unitaire des organisations syndicales à la répression violente, aux arrestations, lors des mobilisations des 1er et 8 décembre 2018, par exemple sous la forme d’une journée de grève de 24 heures, avec des manifestations dans toute la France, est décidemment un rendez-vous manqué. Et c’est particulièrement grave que ces organisations ne se soient pas donné les moyens de soutenir d’une manière ou d’une autre des membres des classes populaires en lutte.

Il y a là un constat de faillite d’un mouvement syndical qui non seulement a beaucoup de mal à montrer son efficacité dans les secteurs où il est relativement fort, mais en plus est incapable de jouer un rôle dans le rapport de force quand le pouvoir est en difficulté. Le corporatisme des relations collectives de travail et son intégration dans un rôle d’accompagnement des contre-réformes néolibérales ont changé le rôle et la nature des grandes organisations syndicales. C’est pour cette raison que le mouvement a provoqué un débat ouvert dans la CGT suite au communiqué confédéral acceptant, avec les autres confédérations (à l’exception de Solidaires), de rencontrer le gouvernement au plus fort de la mobilisation, ce qui ne peut apparaître que comme un désaveu des « Gilets jaunes ». Un certain nombre de fédérations et d’union départementales ont demandé la convocation de l’instance de décision de la CGT pour désavouer cette prise de position.

C’est quand même un événement d’importance majeure : alors qu’une partie des classes populaires est mobilisée – classes populaires que le syndicalisme est censé représenter et défendre – non seulement le mouvement syndical officiel ne s’y implique pas, mais en outre aide le gouvernement à trouver une porte de sortie dans la crise. Ce n’est pas le syndicalisme qui influe sur le mouvement des « Gilets jaunes », c’est donc l’inverse : le mouvement crée un débat, peut-être même une crise au sein de la CGT ! Le mouvement des « Gilets jaunes » a eu un effet d’entraînement aussi dans la jeunesse lycéenne qui, dans la foulée, a commencé à se mobiliser contre les réformes accentuant la sélection sociale. Il a provoqué ainsi une évolution positive dans les mobilisations pour le climat en faisant avancer des revendications mettant en jonction la justice climatique avec la justice sociale. Par contre, jusqu’à présent, alors même que les salarié·e·s soutiennent massivement le mouvement, il n’y a pas pour le moment de contagion sous forme de grèves. Ceci est le cas aussi dans les entreprises où des sections syndicales et /ou des militant·e·s radicaux/ales ont cherché à se mobiliser en ce sens.

Le mouvement des « Gilets jaunes » est aussi le produit d’une succession d’échecs du mouvement syndical. La capacité de résistance ouvrière a diminué à cause des politiques menées par les capitalistes à travers des restructurations économiques. Les groupes industriels sont de plus en plus gros et internationalisés avec des unités de productions de plus en plus petites, dispersées par la sous-traitance et la précarité. Il y eut une période lors de laquelle la puissance des manifestations du mouvement ouvrier montrait aux dominants la capacité de mobilisation d’une grande ampleur, leur faisait peur ; car elle marquait le risque de déplacer l’affrontement sur un autre niveau. Aujourd’hui, les manifestations syndicales sont plutôt la marque d’une impuissance à créer un rapport de force, y compris lorsqu’elles regroupent un nombre de personnes plus élevé que les « Gilets jaunes ». Autant les gouvernements que les dominants se sont aperçus que les manifestations fortement suivies ont été incapables de faire plus… que de permettre de compter les mécontent·e·s.

La nouveauté, la ténacité et les premiers succès des « Gilets jaunes » éclairent cruellement les défaites des dernières années en France.L’apparition des « Gilets Jaunes », après celle de « Nuits Debout » contre la Loi travail, montre une extériorité du mouvement social organisé à l’égard de larges parties des couches populaires, dans laquelle ces organisations n’ont pas (plus) aucune implantation. Comme la plupart de ces personnes ne sont pas salariées dans les secteurs et entreprises où les organisations sont présentes, elles n’entrent pas dans les schémas habituels. C’est la raison pour laquelle les dirigeants du mouvement social organiséont regardé les « Gilets jaunes » avec méfiance, voire avec hostilité. Les cortèges de tête ont eux aussi exprimé d’une autre manière le refus de la routine syndicale.

Seul·e·s 34 % de salarié·e·s travaillent dans des entreprises de plus de 500 salarié·e·s, et une bonne part de celles/ceux-ci travaillent en fait dans des établissements de taille inférieure. Les conditions de travail et de militantisme dans ces grandes entreprises ont changé au cours des dernières décennies. Ces lieux de travail ne représentent plus des lieux privilégiés pour la maturation de « cadres organisateurs de la classe » comme nous le disions il y a 50 ans ! Si l’on ajoute à ces chiffres ceux des chômeurs/euses, des autoentrepreneurs… la part de la classe des exploité·e·s et des opprimé·e·s qui est en contact avec les organisations syndicales est de plus en plus limitée. Ajoutons que les organisations politiques ne structurent plus les salarié·e·s sur les lieux de travail (ni dans les quartiers populaires), et n’ont qu’une relation électorale avec les classes populaires.

C’est pour ces raisons que le mouvement des « Gilets jaunes » ne correspond plus aux anciens cadres de pensée. Le mouvement « Nuit Debout » a été considéré en son temps comme « un truc inutile d’intellectuels ». « Nuit Debout » avait mobilisé d’autres couches sociales dans le même genre d’extériorité au mouvement ouvrier syndical, politique et associatif ; cette fois-là, il s’agissait de couches jeunes urbaines, plus formées, plus à même de discuter et d’argumenter, qui ont espéré créer un rapport de force par l’occupation des places. Il y avait dans ces mouvements comme dans celui des « Gilets jaunes » un dégagisme, un refus de toutes les organisations qui apparaissent comme inutiles, voire nuisibles ; en tout cas pas adaptées à la situation, ne répondant pas aux besoins de celles et ceux d’en bas.

Dans le mouvement des « Gilets jaunes », le lieu de travail n’est pas l’épicentre de la lutte, celui-ci étant désormais lié aux expériences de vie. Les classes populaires cherchent à construire du collectif, à s’unifier hors de l’entreprise, et cela ne peut se produire nulle part ailleurs que dans cet espace public multiforme : c’étaient les places pour « Nuit Debout », ce sont les ronds-points, les péages et les places des préfectures pour les « Gilets jaunes ». Ce qui est tout à fait inédit, c’est la dimension d’emblée nationaled’un mouvement spontané qui s’est développée simultanément partout, parfois avec des effectifs localement assez faibles. Une mobilisation entre 300’000 et 500’000 personnes représente un score modeste comparé aux grandes manifestations syndicales. Mais ce total représente aujourd’hui des milliers d’actions locales coordonnées.Les réseaux sociaux ont permis de relier des individus qui ne se connaissent pas, de manière assez horizontale, égalitaire, si ce n’est l’effet des algorithmes desdits réseaux sociaux.S’y ajoute une forte dimension de lieux de sociabilité, de rencontre, de lien sociaux et amicaux qui rompt avec l’isolement, l’individualisation et la solitude. 

Le gouvernement d’Emmanuel Macron en crise

L’efficacité du mouvementrepose sur la combinaison entre  :

  • Une prolifération de petits regroupements, ceci jusque dans des lieux habituellement sans vie politique, des pratiques de blocages, de perturbation des flux de circulation. L’effet politique de ces blocages, la relation avec la population et le maintien d’une présence régulière marquée par la détermination, est plus important que l’effet économique. Les points de blocages essentiels comme les dépôts de carburants n’ont pas tenu bien longtemps, tout comme ceux des centres commerciaux importants. Cette volonté de faire des blocages et de mener des actions directes rejoint le rejet des formes traditionnelles de manifestations, se situe dans le prolongement des actions de blocages menées ces dernières années par les secteurs sociaux combatifs.
  • Le recours à la manifestation non déclarée, non autorisée, non organisée et semi spontanée de petits groupes mobiles venus d’ailleurs et tournant à l’émeute. Tout ceci en ciblant les quartiers représentatifs de cette richesse indécente, notamment les quartiers ouest de Paris ou dans les centres urbains départementaux, régionaux. Les manifestants ripostent aux forces de l’ordre avec un enthousiasme inédit malgré la répression, les arrestations, les nombreuses victimes, les mains arrachées, les visages tuméfiés. Notamment le 1erdécembre, le feu a pris au cœur des quartiers bourgeois de Paris, le lieu du pouvoir national, qui n’avait jusqu’ici jamais été vraiment le théâtre de telles opérations.

Les manifestations continuent et confrontent Emmanuel Macron et son gouvernement à une crise sans précédent car :

  • les reculs partiels auxquels il est contraint ne calment pas les choses ;
  • le personnel politique se divise comme l’illustre la démission de la responsable pressentie du « Grand débat » public ;
  • le gouvernement n’est plus en mesure de poursuivre la marche forcée des contre-réformes.

Le mouvement des « Gilets jaunes » ne correspond pas aux cadres habituels avec la délégation, les représentants avec lesquels le pouvoir a l’habitude de manœuvrer (à défaut de négocier). A ce niveau de développement, le mouvement a pris la bonne décision de ne pas accepter l’institution de soi-disant représentants nationaux chargés de négocier avec le gouvernement. Il a même interdit à celui-ci de pouvoir faire pression sur de tels représentants et l’a obligé à répondre à la pression qu’exerce mouvement dans son ensemble. L’appel des « Gilets jaunes » de Commercy[9] témoigne de cette réalité :

« Ce n’est pas pour mieux comprendre notre colère et nos revendications que le gouvernement veut des « représentants » : c’est pour nous encadrer et nous enterrer ! Comme avec les directions syndicales, il cherche des intermédiaires, des gens avec qui il pourrait négocier. Sur qui il pourra mettre la pression pour apaiser l’éruption. Des gens qu’il pourra ensuite récupérer et pousser à diviser le mouvement pour l’enterrer. »

Ré-ouvrir le débat sur les questions sociales, fiscales et démocratiques

Après 2 mois de mobilisations, au 9èmeacte, le mouvement des « Gilets jaunes » a déjà sensiblement bouleversé la situation politique et sociale en France :

  • En déstabilisant le gouvernement d’Emmanuel Macron, en l’empêchant au moins temporairement de poursuivre sa course folle aux contre-réformes. Celui-ci a réactivé le débat politique avec d’une part un mépris et une haine de classe des puissants qui s’exprime de manière assez débridée à l’égard des « Gilets jaunes ». Puis, en questionnant le mouvement syndical sur l’(in)efficacité de ses modes d’action.
  • En re-politisant un certain nombre de débats : par exemple la question du climat en faisant avancer le lien entre justice sociale et justice climatique.
  • En remettant sur le devant de la scène la place des femmes salarié·e·s, l’invisibilité de cette partie du prolétariat responsable de l’essentiel du travail du soin grâce à la place des femmes « Gilets jaunes ».
  • En questionnant la justice fiscale : la différence entre les taxes injustes et un impôt progressif égalitaire et redistributeur ; des services publics à même de répondre aux besoins de la population, etc.

Mais le renouveau le plus sensible se situe sans doute sur le terrain démocratique avec des exigences diverses, parfois contradictoires. L’exigence du Referendum d’initiative citoyenne (RIC) est très populaire. Elle ne doit être disqualifiée a priori, mais doit être discutée sérieusement pour porter le débat sur les conditions d’une participation directe aux décisions, sur la place de la délibération collective, etc.

Et maintenant ? 

J’ai souligné l’énorme bouleversement que représente ce mouvement et ses potentialités. Ce sont autant de raisons pour lesquelles rien n’est écrit d’avance. Il y a une différence entre la frange la plus mobilisée et ce qui se passe au plan politique dans le reste de la population. On le voit dans les sondages de popularité : si Macron et LREM sont en chute libre, la tendance lourde de la montée de l’extrême-droite n’est pas inversée, bien au contraire. Il ne faut pas ignorer certaines revendications à connotations réactionnaires comme la revendication d’expulser les réfugié·e·s débouté·e·s de leur demande d’asile, au nom de la volonté d’un accueil « digne », ce qui n’est pas sans rappeler certains débats au sein de la « gauche » ! Sans oublier qu’il y a dans les rangs de ce mouvement des gens qui ont des préjugés ou des points de vue inquiétants pouvant les attirer vers l’extrême-droite, quand ce ne sont pas des militants d’extrême-droite. Sans oublier certains graves dérapages homophobes ou racistes.

Si ces problèmes existent, ils restent globalement marginaux, ne modifient pas le sens général du mouvement, qui, comme tout ce qui est vivant, est divers et tiraillé par des contradictions. Ces problèmes existent par ailleurs aussi dans les cortèges syndicaux. Est-on bien certain qu’il n’y a pas de remarques racistes dans des grèves animées par la CGT ou SUD-Solidaires ? Edwy Plenel a bien saisi la question lorsqu’il écrit dans Mediapart[10] :

« Comme toute mobilisation populaire, elle brasse la France telle qu’elle est, dans sa diversité et sa pluralité, avec ses misères et ses grandeurs, ses solidarités et ses préjugés, ses espoirs et ses aigreurs. »

Autant l’évolution dans l’affrontement a une dynamique anti-Macron remettant en cause les choix capitalistes néolibéraux, autant la dynamique politique actuelle est telle que des mouvements de ce type peuvent faire naître des options contradictoires, que l’on pourrait définir comme étant « nationalo-identitaires ». Il est difficile de croire que le mouvement peut régler spontanément et à lui seul ces débats.

Inverser le rapport de forces et rendre à nouveau possible l’avènement d’un autre monde

Les quelques centaines de milliers de « Gilets jaunes » soutenus par l’immense majorité de la population ont réussi à déstabiliser Emmanuel Macron et son gouvernement, mais il est clair que pour le faire céder, il faut mettre en mouvement les autres couches de la classe des exploité·e·s et des opprimé·e·s.  Mais celles-ci ne se sont pas mises en mouvement si elles ne soutiennent pas les « Gilets jaunes ». Tout ce qui a été fait pour les rencontres entre les « Gilets jaunes » et les syndicalistes en lutte, militant·e·s pour le climat, les lycéen·ne·s, antiracistes va dans le bon sens : l’unification des exploité·e·s et des opprimé·e·s. Mais il ne suffit pas de dire « convergence » pour unifier toutes les colères. Et, surtout, cela ne pourra pas se faire sous une seule bannière, même celle des « Gilets jaunes » qui a montré son efficacité.

Autrement dit : cette unité dans l’action des exploité·e·s et des opprimé·e·s ne pourra se faire que dans le métissage des formes d’organisation et des moyens d’action, dans la reconnaissance qu’il n’y a pas « UN » peuple homogène, mais que des oppressions et dominations (de genre, de classe) diverses nécessitant l’auto-organisation des premier·e·s concerné·e·spour les combattre. Il faut être conscients que si le mouvement des « Gilets jaunes » a créé une crise politique majeure, on est loin d’une inversion des dynamiques fondamentales de la période, celle de « la possibilité du fascisme »[11], inscrites dans les rapports de force mondiaux, où une perspective politique d’émancipation unificatrice se fait attendre. 

« Ne plus se concevoir comme un simple contre-pouvoir, mais se poser comme une force porteuse d’un projet de société face au capitalisme est une des conditions pour inverser le rapport de forces et rendre à nouveau possible l’avènement d’un autre monde ». (Les vertus de l’échec – Christian Mahieux, Pierre Zarka- juillet 2018)


[1] L’émission intitulée « Violences policières : des blessés parlent » est librement disponible à l’adresse : https://www.youtube.com/watch?v=OtuuzOYXzE4

[2]« Des armes suisses contre les “gilets jaunes” », Le Temps, 19.1.2019. https://www.letemps.ch/suisse/armes-suisses-contre-gilets-jaunes

[3] Christine Poupin travaille dans le secteur de la chimie. 

[4] La prime d’activité a été introduite en 2016 par le gouvernement de François Hollande. Ellevisait à soutenir le pouvoir d’achat des « travailleurs modestes ». Environ 2,6 millions de foyers bénéficient de la prime d’activité, destinée à ceux qui touchent entre 0,5 et 1,2 SMIC – salaire minimum). (Note de la rédaction du Cercle La brèche)

[5] Introduite sous Sarkozy. Supprimée sous Hollande. Réintroduite par Macron. Les heures supplémentaires ne sont pas soumises à l’impôt, la différence avec le gouvernement Sarkozy, est que ces heures sont soumises à cotisation sociale. (Note de la rédaction du Cercle La brèche)

[6] La CSG (Contribution sociale généralisée) est un impôt qui participe au financement de la sécurité sociale principalement. En 2018 celle-ci augmente pour remplacer les cotisations salariales d’assurances maladie et d’assurance chômage. (Note de la rédaction du Cercle La brèche)

[7] Pouvoirs exorbitants des institutions monarchiques de la Ve République

[8] « Passé présent : Les Gilets Jaunes, l’économie morale et le pouvoir », 5.12.2018., http://www.europe-solidaire.org/spip.php?article47262

[9] « Nous ne nous laisserons pas diriger. Nous ne nous laisserons pas diviser et récupérer », Appel des « Gilets jaunes » de Commercy, http://danactu-resistance.over-blog.com/2018/12/appel-des-gilets-jaunes-de-commercy.html

[10] « La bataille de l’égalité », Mediapart, 1.12.2018, https://www.mediapart.fr/journal/france/011218/la-bataille-de-l-egalite

[11] A ce sujet, Ugo Palheta vient de publier un livre intitulé « La possibilité du fascisme » aux Editions La découverte (2018). https://editionsladecouverte.fr/catalogue/index-La_possibilit___du_fascisme-9782348037474.html(note de la rédaction du Cercle La brèche)