Catégories
Droits humains Racisme et xénophobie Suisse

Les enjeux de la révision de la Loi sur l’asile (III)

Nous achevons ici la publication de la transcription de l’intervention que Dario Lopreno a faite lors de l’après-midi de discussion et de formation organisée par le Cercle la brèche. Cette dernière partie traite tout d’abord d’un exemple d’interprétation journalistique des politiques liées à l’asile. L’auteur poursuit en faisant une forte critique aux 9 propositions formulées conjointement par l’OSAR (organisation suisse d’aide aux réfugiés) et Amnesty International comme « alternatives ». Ces propositions ont servi de justification à ces deux organisations – ce qui n’est pas très surprenant venant de la première, bien plus pour ce qui est de la seconde – pour ne pas soutenir le référendum. Nous reviendrons sur ces questions. L’auteur achève par une série de revendications indispensables à la cristallisation d’un front de défense des droits des migrant-e-s mais aussi des droits démocratiques et sociaux dans ce pays.

Imbécilité… utilitarisme ou pragmatisme ?

Chantal Tauxe, journaliste à L’Hebdo, nous questionne sur la politique d’asile de la Suisse [1]. « Qui établira, écrit-elle, un jour le coût dément de notre obsession de légiférer sur l’asile? (…) Depuis bientôt vingt ans, c’est un leitmotiv: la Suisse est trop attractive, si l’on change les conditions d’accueil, si l’on accélère la procédure, il y aura moins de requérants. Depuis 1992, les initiatives, les mesures urgentes, les révisions de la loi se succèdent. En vain. Quand le législateur est si frénétique, c’est qu’il est impuissant. Malgré tous les serrages de vis, malgré la bureaucratie dantesque et toujours plus humiliante qui sévit, le nombre de requérants d’asile reste considéré comme trop élevé. (…) A vrai dire, la seule mesure qui a réduit la statistique, c’est l’application de la législation européenne dite «de Dublin», qui oblige le premier pays de passage à traiter la demande. (…) Ce résultat devrait interpeller nos parlementaires. Tant d’efforts depuis deux décennies et si peu d’effets. La méthode serait-elle mauvaise? Ou alors le but imbécile? (…) Mais qui nous a mis pareille absurdité en tête? En maints domaines, libéraux-radicaux et démocrates-chrétiens prennent toujours plus souvent leurs distances avec les lubies de Christoph Blocher. Quand feront-ils de même avec la politique d’asile? Quand verront-ils que les questions migratoires ont été instrumentalisées par le milliardaire zurichois sans autre but que de saper toute volonté humanitaire et sociale? » Tauxe reprend ainsi l’un des grands thèmes et pièges des débats sur la politique d’asile : l’idée que les autorités sont au mieux incapables et au pire imbéciles, ou l’idée que c’est l’UDC voire plus simplement encore Blocher lui-même qui mènent le bal.

C’est une grave incompréhension de la politique d’asile. Il est clair qu’au cours du débat parlementaire sur les dernières modifications urgentes, l’UDC a présenté 45 propositions durcissant la loi sur l’asile et que « la moitié environ a été acceptée dans les deux conseils, si bien que l’UDC a fortement marqué cette discussion de son empreinte » [2]. Il est clair aussi que le nombre de demandes d’asile est davantage influencé par la situation dans les pays de provenance que par les durcissements de la loi. Mais…

Mais trois autres choses sont tout aussi importantes. D’une part il y a un accord partiel entre la gauche et les droites et un accord profond entre les droites, sur la politique d’asile. Ce qui, précisons-le en passant, n’est pas forcément le cas en ce qui concerne la politique en matière d’immigration. D’autre part il y a un réel jeu de rôles entre la droite fédérale dite raisonnable (PLR et PDC) et la droite dite dure (UDC), à travers lequel la seconde demande le maximum, la première crie à l’exagération parfois secondée par les pleurs du PS, le soi-disant compromis final qui est adopté étant tout simplement une attaque très dure que la gauche et les partis « raisonnables » font passer pour un moindre mal. C’est un grand classique de la politique suisse. Et enfin, d’une manière générale et depuis les années 1980, il y a un lent mais constant et croissant glissement vers un réel autoritarisme, problème que l’avocat Philippe Curtat, de la Commission des droits de l’homme de l’Ordre des avocats de Genève, pose en ces termes en traitant du domaine de l’asile : « La manière que la Suisse a de conduire ses procédures d’asile n’est compatible ni avec l’État de droit, ni avec les droits de l’homme, ni avec les garanties constitutionnelles » [3].

Les neuf propositions d’Amnesty International Suisse (AI) et de l’Organisation suisse d’aide aux réfugiés (OSAR)

AI et l’OSAR ont avancé 9 propositions qui posent de graves problèmes, en tant que telles et davantage encore si l’on tient compte du contexte politique général, dont elles se permettent le luxe de faire abstraction sur le fond. Ces propositions entérinent les pires aspects de la politique d’asile tout en modulant les propos par des expressions signifiant en principe, à titre exceptionnel, sauf nécessité, etc. Nous nous limitons à les reprendre telles quelles avec quelque commentaire spécifique [4].

Efficacité: une procédure rapide avec un déroulement clair (procédure accélérée pour les cas simples, ne nécessitant pas de procédure particulière, permettant des économies). AI et l’OSAR font mine d’ignorer que si la longueur des procédures actuelles est une arme redoutable de l’Office des migrations (ODM) contre les requérants d’asile, les installant dans l’incertitude et la précarité, un brusque et important raccourcissement de la procédure dans le contexte actuel ne peut signifier que plus de procédures expéditives et arbitraires. Suzanne Bolz de l’OSAR précise qu’avec les mêmes temps à disposition (limitation exacte des temps de recours et de réponse pour les deux parties), toutes les parties seront « à armes égales »[5]. Comme si le requérant, démuni, et ses aides et conseils, principalement les œuvres d’entraide qui rament avec des rythmes de travail hallucinants et des fonds limités, pouvaient être à « armes égales » avec le rouleau compresseur dinosaurien de la Confédération.

Équité: une protection juridique professionnelle et indépendante pour toutes et tous. Avancer une telle revendication sans en préciser le contenu détaillé (qui ? où ? Comment ? pour quelle durée ? avec quels fonds ? etc.) reste un vœux pieux et non une revendication.

Crédibilité: sécurité du droit et égalité devant la loi pour toutes et tous… mais encore ? C’est aussi bien intentionné que creux.

Un hébergement décentralisé et humain ; une fois de plus la question de l’hébergement est posée sans se soucier des personnes seules (« célibataires », qui bien souvent n’en sont pas…), comme si la dignité des conditions de vie n’était pas un droit universel, comme si on oubliait que les requérants d’asile sont à 80% des célibataires.

Un accompagnement professionnel qui facilite l’intégration et prévient les conflits (programmes d’occupation sous forme de « travaux d’utilité publique » qui « reçoivent un dédommagement », selon Denise Graf d’Amnesty [6] . Pourquoi donc le requérant d’asile, qui a les mêmes besoins de (sur)vie que tout un chacun, ne devrait-il pas être purement et simplement autorisé immédiatement (et pas 3 à 6 mois voire plus après son arrivée, et pas avec interdiction de travailler s’il est frappé de non-entrée en matière, et pas avec interdiction de travailler s’il est en phase d’expulsion) ? Pourquoi ne devrait-il pas pouvoir travailler avec une aide à la recherche de travail (vu qu’il ne connaît pas la Suisse, ses lois, son économie, les démarches, etc.) et avec la garantie légale de pouvoir travailler selon les conditions de travail et de salaires conventionnels ou usuels ? Pourquoi devrait-il être confiné à des travaux d’utilité publique et à un non-salaire (dédommagement) ?

Un service d’aide et de conseil à toutes celles et ceux qui doivent quitter la Suisse. Encore faudrait-il préciser que cette aide doit être purement basée sur l’engagement personnel et volontaire, sans aucune pression ni contrepartie possible, sans contrainte, avec le droit de se retirer à tout moment. Sinon cela revient à de la contrainte masquée sous le label « aide ».

Des alternatives à la création de nouvelles places de détention, « la détention administrative ne doit être appliquée qu’en dernier recours » précise Denise Graf. Ces propos assassins – « en dernier recours »… – font que le pire est accepté et banalisé. La détention administrative est, par principe et quelle que soit la population touchée, un abus de pouvoir à l’encontre des citoyens et habitants du pays ; la détention administrative des requérants ayant été dénoncée mille fois par les défenseurs des droits démocratiques des requérants d’asile et des étrangers en général, pourquoi l’ONG humanitaire Amnesty revient sur cela, de surcroît comme si cela allait de soi ?

« Les renvois inhumains doivent être évités (…) les renvois de niveau IV [7] restent exceptionnels et les renvois de niveau I et II constituent la norme », énonce la 8è proposition. « Doivent être évités » ne signifie pas doivent être supprimés ; cette nuance pose encore plus de problèmes dans la mesure où Amnesty nous explique, sur son site Internet, que « les vols de niveau IV (sont) disproportionnés, inhumains et dangereux »… faudrait savoir ! Ce point 8 signifie en fin de compte qu’AI et l’OSAR n’apprécient pas du tout les renvois de niveau IV, sans pour autant revendiquer leur suppression totale. Or le niveau IV est une vraie séance de traitement indigne, humiliant, violent moralement et douloureux physiquement, pouvant cumuler tout cela : détention administrative (emprisonnement) préalable pour quelques jours à plusieurs mois sans avoir commis de délit, embarquement par plusieurs policiers, isolement, fouille du corps, langes, menottes, casque intégral, objet dans la bouche pour éviter de se mordre, conduite à l’aéroport dans un fourgon cellulaire, ligotage de la personne pieds, poings et corps liés et entravés en position assise sur un fauteuil généralement roulant, le tout opéré par une équipe de policiers (minimum 2 mais généralement plus) aussi obéissants aux ordres reçus que des robots – avez-vous déjà entendu parler de policiers refusant de faire cela et exposant publiquement leur refus ? – parfois attente du vol (« spécial ») très longue dans cette posture, suit le vol d’autant plus atroce qu’il est long, puis l’arrivée [8]. C’est cela que l’OSAR et AI osent accepter à titre « exceptionnel » ! La police, les partis de droite et les autorités suisses ont également accepté – et introduit – l’emploi de l’arme de torture qu’est le Taser « à titre exceptionnel » ; le Congrès des États-Unis discute d’autoriser la torture en cas de nécessité « exceptionnelle »… Par ailleurs, mis à part le niveau IV, nous sommes d’avis que les défenseurs du droit d’asile n’ont pas à soutenir les mesures de renvoi, quel que soit leur niveau, qu’elles touchent des requérants, des sans-papiers, ou des immigrés dits réguliers.

« Des garanties qualitatives à tous les niveaux. La procédure est transparente et la société civile est impliquée à chaque étape. Les différents acteurs s’efforcent d’en garantir la qualité et l’efficacité à tous les niveaux ». Autant de mots creux, sans aucune spécification quant aux garanties, ni sur les modalités de la transparence, ni sur l’implication de la société civile, ni sur les différents acteurs… autant de mots creux.

Des questions centrales ne sont pas abordées par AI et l’OSAR, qui se posent, avec leur 9 propositions, en bons gestionnaires de l’existant… un peu comme le Parti socialiste et les partis écologistes se posent en gestionnaires appliqués des administrations publiques et de leurs politiques. Mentionnons quelques-unes de ces carences.

Premièrement, l’augmentation massive des effectifs de l’ODM, conjointe au contrôle à chaque étape du travail de l’ODM, contrôle assorti d’un droit de recours par les œuvres d’entraide, par les associations de défense du droit d’asile et par les associations de requérants et de réfugiés, mais aussi par les syndicats pour tout ce qui concerne les questions liées au travail, recours adressés à un organe juridique externe et indépendant de l’ODM.

Deuxièmement, le droit de dénonciation par les employés de l’ODM d’irrégularités constatées dans le champs de travail de l’office, dénonciations à ce même organe avec garantie de confidentialité totale sur le plaignant.

Troisièmement, la traduction systématique des documents de base (sans que les temps de traduction le cas échéant fassent partie des délais de recours) et la mise à disposition d’interprètes pour tout le temps de la procédure d’asile, y compris pour comprendre les documents et les décision ; avec des délais de recours systématiquement au minimum de un mois.

Quatrièmement, interdire que les statistiques de la police – dites de criminalité ou de délinquance – soient établies par nationalité, par statut, etc.

Cinquièmement, et évidemment, l’abrogation de la Loi sur les mesures de contrainte et ses ordonnances, la fermeture des centres de détention qui lui sont liés, la suppression de l’aide d’urgence et le rétablissement de l’aide sociale pour tous, la fermeture des centres d’enregistrement en tant que lieux de semi-détention et leur ouverture dans chaque canton avec uniquement des fonctions d’assistance et de suivi du requérant qui loge par ailleurs en lieu d’habitation normal, le refus des accords de Dublin et d’Eurodac (empreintes digitales, au niveau européen, des requérants d’asile notamment), l’interdiction absolue de communiquer avec les autorités du pays de provenance sans l’accord formel du requérant et de son représentant.

Sixièmement, la défense de la libre circulation des personnes sans aucune restriction, sachant que cet aspect ne ressortit pas au droit d’asile mais n’est pas indifférent à cette problématique.


1/ Chantal Tauxe, Grâce et disgrâce. Notre absurde politique d’asile, L’Hebdo, Lausanne, 13/06/2012.

2 / UDC, L’UDC prépare une nouvelle initiative sur l’asile, communiqué de presse, Berne, 01/10/2012.

3/ Philippe Curat (avocat, membre de la Commission des droits de l’homme de l’Ordre des avocats), La Suisse et sa politique d’asile kafkaïenne épinglée à juste titre, quotidien Le Temps, Genève, 02/11/2012.

4/ Amnesty International et Organisation suisse d’aide aux réfugiés,  Il est temps – . Propositions pour une politique d’asile juste et humaine, Conférence de presse et communiqué, Berne, 13/11/2012.

5/ Susanne Bolz, responsable de la protection à l’Organisation suisse d’aide aux réfugiés (OSAR), Une nouvelle procédure d’asile avec une protection juridique complète: courte mais équitable et respectueuse de l’état de droit, dossier de la conférence de presse AI et OSAR du 13/11/2012.

6/ Denise Graf, spécialiste de l’asile à la Section suisse d’Amnesty International, Mesures pour favoriser l’intégration, la volonté de retour et la prévention des conflits  dossier de la conférence de presse AI et OSAR du 13/11/2012.

7/ Pour la définition des renvois de niveau I, II, III ou IV, cf. Ordonnance relative à l’usage de la contrainte et de mesures policières dans les domaines relevant de la compétence de la Confédération (Ordonnance sur l’usage de la contrainte, OLUsC) du 12 novembre 2008, art. 27 à 31.

8/ Une vidéo, aussi triste que bien réalisée, reconstitue un renvoi de niveau IV en Suisse (Cf. Rekonstruktion einer Zwangsausschaffung aus der Schweiz, sur http://www.youtube.com/watch?v=IlDAyZuvPuM&feature=related) ; elle est faite en sorte qu’on peut la voir et la comprendre même sans connaître l’allemand.