Par Sergio Grez et Andrès Fielbaum
Le mercredi 14 mai 2014, le parlement chilien a donné son approbation pour légiférer sur la réforme fiscale, proposée par le gouvernement de la présidente Michelle Bachelet. Cette réforme, qualifiée d’historique» et de «structurelle» de la part de la coalition gouvernementale comme aussi par la droite qui la combat, est censée augmenter les ressources publiques d’environ 8000 millions (8 milliards) de dollars par année. Une grande partie de ces ressources seront destinées à la réforme du système éducatif, dont le contenu concret n’est pas encore connu. Or, comme déjà souligné par Sergio Grez dans l’entretien publié sur ce site le 12 avril 2014, cette réforme fiscale ne met pas en question le modèle néolibéral imposé par la dictature militaire.
Malgré l’augmentation du taux d’imposition de 20 à 25% pour les entreprises, la réforme n’augmente pas les impôts de l’industrie minière (les impôts de ces sociétés sont prélevés à partir de leur profit et non sur la base du chiffre d’affaires ou du volume de vente, ce qui favorise l’évasion fiscale), sans parler de la pierre angulaire du système fiscal: le système d’impôt intégré. Ce dernier est presque unique au niveau mondial (seul le Mexique possède ce modèle). Il consiste en l’élimination complète de la double imposition des entreprises et de ses propriétaires. De cette façon, l’impôt des entreprises devient un simple prépaiement de l’impôt portant sur les propriétaires. De fait, les entreprises chiliennes ne paient donc pas d’impôts.
Le contenu de cette réforme fiscale, sa portée, tout comme les débats au sein de la classe dominante à son égard, donnent déjà le ton de la seconde grande réforme promise par le gouvernement de Michelle Bachelet: la réforme du système éducatif, qui constitue la revendication centrale des grandes mobilisations estudiantines de 2011 et 2012.
Comme le soulignent Sergio Grez et Andrés Fielbaum dans l’entretien qui suit, les déclarations du gouvernement et de son ministre d’éducation, Nicolas Eyzaguirre, par rapport au contenu concret de la réforme sont extrêmement vagues et contradictoires. Toutefois, tout indique – à commencer par le « curriculum » des ministres et de leurs collaborateurs [1] – que la réforme éducative visera seulement une augmentation de la subvention publique de la demande (système de voucher) conjointement à une régulation majeure du marché éducatif. C’est ainsi que le recteur de l’université Diego Portales, Carlos Peña, a affirmé dans une tribune du quotidien El Mercurio que : «Mise à part de ceux qui voient dans le discours de changement de paradigme un substitut de la révolution dont ils se languissaient jadis (…), la majorité du gouvernement reste social-démocrate. Et pour cela il y aura une réforme éducative et non un changement de paradigme» [2]
Or la crise du système éducatif chilien est aiguë. Le montant des dettes privées contractées par les familles moins favorisées pour financer l’éducation supérieure a augmenté de 19% entre 2012 et 2013 [3]. En même temps, les institutions de l’éducation supérieure continuent à faire du profit en dépit de l’interdiction légale.
Dans un texte envoyé à la SEC (Securities and Exchange Commission) des Etats-Unis, la transnationale Lauréat, propriétaire de plusieurs universités au Chili, décrit comment elle est parvenue à contourner la législation chilienne en rapatriant plusieurs millions de dollars. Un élément souvent sous-estimé dans le débat constitue l’importance de la précarisation et la sous-traitance des salarié·e·s des entreprises du secteur éducatif. Avec 10% des salarié·e·s du pays, ce secteur occupe la troisième place après le commerce et l’industrie. En même temps, 40% des emplois sous-traités dans le premier trimestre 2014 se sont créés dans l’éducation [4]. Rappelons que les employés au statut de sous-traitance ne peuvent pas s’organiser dans le même syndicat que les travailleurs «ordinaires».
Dans ce contexte, les organisations estudiantines (principalement la CONFECH, Confédération des étudiants du Chili) et les deux principales associations des élèves du secondaire (CONES et ACES) ont appelé à une manifestation nationale le 8 mai qui a rassemblé environ 100’000 personnes à Santiago. D’autres manifestations ont eu lieu dans plusieurs villes du pays.
L’entretien suivant, réalisé par la radio de l’université du Chili, avec Sergio Grez, historien de l’Université du Chili, et Andrés Fielbaum, ancien dirigeant de la FECH (fédération des étudiants de l’Université du Chili) date du 8 mai 2014. (Milo Probst, pour A l’Encontre)
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Qu’est-ce qui est en jeu avec cet appel à manifester le 8 mai de la part du mouvement étudiant?
Sergio Grez: Il s’agit d’une première épreuve de force du mouvement étudiant. Après pas mal de temps, les étudiants vont de nouveau sortir dans la rue. Un grand nombre de dirigeants du mouvement étudiant, anciens et nouveaux, ont indiqué le fait que le gouvernement n’a pas donné de signal clair concernant l’esprit de la future réforme du système éducatif, pour ce qui concerne les revendications centrales du mouvement étudiant à partir de 2011. J’imagine que ces ambiguïtés ne satisfont pas les demandes de ce mouvement social.
Andrés Fielbaum: C’est la première manifestation dans un contexte politique différent après le changement d’administration gouvernementale. Ce qui est en jeu c’est la définition des axes centraux de la discussion sur la réforme de l’éducation. Jusqu’à maintenant, le gouvernement a envoyé des projets de loi qui visent à réguler les «excès du marché», sans toucher le cœur du système. Les contradictions du programme de la coalition gouvernementale et du discours du ministre de l’éducation indiquent de plus en plus clairement que l’orientation du gouvernement tend vers la préservation du modèle éducatif privé. Dans ce contexte, le mouvement étudiant doit montrer qu’il est un acteur important dans cette réforme et que la discussion doit tourner autour des fondements du modèle.
Plusieurs anciens dirigeants du mouvement étudiant ont signé une lettre publique dans laquelle ils appellent à la manifestation et à une ouverture à tous les secteurs du dialogue autour de la réforme éducative. Sergio, comment interprètes-tu le fait que parmi les signataires de cette lettre se trouvent des anciens dirigeants qui font actuellement partie de la coalition gouvernementale? Je pense notamment à Camilla Vallejos ou Carol Kariola, toutes les deux députées parlementaires du parti communiste [6].
SG : Il s’agit aussi d’un terrain d’ambiguïtés. Le Parti communiste et ses dirigeants ont signalé – lorsqu’ils ont décidé d’intégrer la coalition sociale-libérale «Nueva Mayoria» de Michelle Bachelet – qu’ils seront à moitié dans le gouvernement et à moitié dans la rue. Je peux bien m’imaginer que cela crée des tensions au sein de ce parti. Une éventuelle mobilisation massive et soutenue va les mettre en conflit avec leurs compromissions gouvernementales. De toute façon il est important de souligner que les anciens dirigeants, qu’ils fassent partie du gouvernement ou pas, ne représentent pas le mouvement étudiant. A plusieurs reprises, ce dernier a signalé qu’il gardera une indépendance politique. Le caractère transitoire de la militance dans les mouvements étudiants est par ailleurs un problème de tous les mouvements étudiants du monde. On ne reste pas étudiant toute sa vie! C’est une réalité qui pose des problèmes en termes de continuité et de transmission des expériences. Ce n’est pas un problème insoluble, l’actuel mouvement étudiant a continué après les mobilisations de 2011 et possède toutes les chances de perdurer dans les prochaines années, puisque la crise du système éducatif est de nature structurelle et ne se résout pas avec des petites réformes.
Le mouvement étudiant a toujours dû trouver des formes d’action unitaires à partir d’une grande hétérogénéité de positions politiques. Comment analyses-tu ce défi dans l’actualité?
SG: Je pense que ce défi est encore plus important au sein des étudiants universitaires où les courants idéologiques sont plus cristallisés. Mais si l’on regarde les mobilisations de 2011, toutes les fédérations étudiantes ont eu la sagesse de trouver une convergence politique de façon démocratique. L’Université du Chil, par exemple, a connu un changement de dirigeants entre 2011 et 2012, lorsque l’ancienne dirigeante de la jeunesse communiste, Camilla Vallejos, n’a pas été réélue. C’est la liste de la gauche indépendante qui est devenue majoritaire, avec Gabriel Boric à sa tête. L’année passée c’est la liste du FEL (Fédération des étudiants libertaires) qui est sortie en tête. Mais, à chaque fois, la transmission du pouvoir s’est réalisée sans drames majeurs. Par ailleurs, au sein du comité de direction de la FECH se trouvent des représentants des différentes tendances.
Est-ce que vous pensez que le gouvernement a essayé d’atomiser la discussion sur la réforme, en se concentrant sur des enjeux partiels?
SG: Je pense que cela est effectivement la stratégie du gouvernement. De plus, le gouvernement vise à gagner du temps, en attendant je ne sais pas quoi. Il faut souligner que, mise à part les contradictions soulevées par Andrés Fielbaum, le ministre de l’éducation n’a pas dit un mot par rapport au scandale de Lauréat, ce consortium américain qui possède cinq institutions éducatives au Chili et qui a rapatrié environ 70 millions de dollars au cours des dernières années. C’est une violation flagrante de la loi qui date de la période de la dictature de Pinochet et qui interdit aux institutions de l’éducation supérieure de faire du profit. Le ministre a un profil complètement néolibéral. Il a été promoteur du CAE (credito con aval del estado [6]) en tant que ministre de l’économie pendant le gouvernement de Ricardo Lagos [2000 à 2006]. Ensuite il a travaillé pour le groupe Luksic [avec des intérêts dans les mines, l’industrie, la finance, les boissons, etc.] e, entre-temps, il a été fonctionnaire du FMI. La tactique du gouvernement consiste à reprendre quelques revendications du mouvement étudiant tout en les vidant de sens.
Dans ce nouveau contexte politique, quelles sont les difficultés face auxquels se trouve le mouvement étudiant ?
AF: La situation est plus complexe que pendant le gouvernement de Sebastian Piñera [homme d’affaires, président de la République de mars 2010 à mars 2014], lorsque la position du gouvernement a été beaucoup plus explicite. Avec le nouveau gouvernement la situation a changé. Mais si le mouvement étudiant met le doigt sur les ambiguïtés dont nous avons parlé, il pourra ouvrir la porte à un changement plus profond du système éducatif. Dans ce sens le mouvement étudiant devra renforcer son unité et s’articuler avec d’autres acteurs politiques, tels que les enseignants, les recteurs et tous ceux qui partagent leurs revendications.
J’aimerais aborder la question de la représentativité de ce mouvement. Les médias ont souvent souligné qu’une manifestation n’est pas une instance représentative et que les revendications des étudiants sont de nature corporatiste.
SG: En réalité, il ne s’agit pas seulement du mouvement étudiant proprement dit, mais d’une série d’acteurs qui se regroupent autour du noyau du mouvement étudiant, comme les professeurs, les chercheurs, les travailleurs de l’éducation, les parents, etc. C’est donc une revendication de l’immense majorité de la population qui ne peut être interprétée comme une demande corporatiste. De l’autre côté, la rue est aussi un espace démocratique, surtout dans un système politique tellement peu représentatif comme le nôtre.
AF: J’aimerais ajouter que le mouvement étudiant et les mobilisations à partir de 2011 sont une des instances les plus démocratiques depuis 20 ans. D’un côté parce qu’ils mettent en relief des demandes ressenties par une grande partie de la population. Et, de l’autre côté, parce que ce mouvement a permis aux gens de s’organiser et de reconstruire un tissu social qui avait été détruit par la dictature. Qu’est-ce qu’il y a de plus démocratique que ceci?
On décrit parfois la stratégie du gouvernement comme une tentative de construire un nouveau modèle de prise de décision qui inclut la participation des organisations sociales. Comment voyez-vous le rapport entre le gouvernement et les mouvements sociaux?
AF: J’aimerais souligner que, pour l’instant, cette volonté d’inclure les mouvements sociaux ne s’est pas concrétisée. La première grande réforme du gouvernement, la réforme fiscale, a uniquement été discutée avec les grands entrepreneurs et, maintenant, le gouvernement discute avec les partis de la droite plus marquée. Il est vrai que le ministre s’est réuni avec des acteurs du mouvement social. Mais ceci simplement parce que le gouvernement a compris qu’il est impossible de faire une réforme du système éducatif sans la participation des étudiants et des autres acteurs liés à ce mouvement.
SG: Je suis d’accord avec l’analyse d’Andrés. Je pense qu’il s’agit avant tout d’une tactique communicationnelle. La capacité de décision réelle ne réside pas dans les acteurs invités au dialogue. C’est le gouvernement qui prend finalement la décision et il agit sous influence directe d’intérêts bien définis. Si l’on regarde la composition du cabinet, on s’aperçoit que la grande majorité de ces personnes ont des liens avec les principales entreprises du pays.
Quelles sont les perspectives pour cette année par rapport à la discussion autour de la réforme du système éducatif ?
AF: Je pense que cette année va être marquée par deux affrontements principaux. D’un côté, une dispute permanente pour le contrôle de l’agenda de la réforme éducative et de l’autre côté une lutte autour de la question si la réforme va être profonde ou superficielle. L’enjeu tourne autour de deux projets politiques inconciliables: soit l’éducation est conçue comme un droit, soit elle est conçue comme une marchandise. Il n’y a pas d’intermédiaire. Aussi longtemps que l’Etat ne définit pas de façon effectivement démocratique le modèle éducatif que nous voulons ce seront ceux qui ont le plus d’argent et le plus de pouvoir qui s’imposeront. C’est par rapport à ces enjeux que le mouvement étudiant doit se positionner.
SG: J’ajouterais que cette année sera décisive pour le mouvement étudiant et pour le mouvement pour une éducation publique en général. Ce mouvement, et particulièrement le mouvement étudiant, a vraiment démontré une patience énorme. Si l’on regarde l’histoire depuis 2011 on s’aperçoit que – bien que le mouvement étudiant ait su imposer la question du système éducatif dans l’agenda politique et réussi à repolitiser la société chilienne – en termes de victoires concrètes il n’a presque rien obtenu. La caste politique qui nous dirige ne devrait pas continuer d’abuser de cette patience. Je ne sais pas jusqu’à quand cette masse de plusieurs centaines de milliers d’étudiant·e·s peut encore attendre sans apercevoir des changements palpables. Je ne parle pas d’un démantèlement complet et immédiat de tout le système imposé par la dictature, mais au moins de quelques avancées concrètes. Je me demande, par exemple, pourquoi le mouvement étudiant n’a pas décidé de prendre des actions plus combatives comme par exemple à envisager une cessation du paiement des taxes universitaires et un moratoire du paiement de la dette de crédit. Depuis 30 ans, on se trouve dans le même système. Les parents des étudiant·e·s doivent toujours payer des taxes universitaires qui sont probablement les plus hautes du monde. (Traduction Milo Probst pour A l’Encontre, publié sur alencontre.org le 1 juin 2014)
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[1] Encore avant le changement d’administration, Claudia Peirano, la sous-secrétaire d’éducation désignée par Michelle, a dû renoncer à son poste, suite à la découverte de ses liens avec des entreprises du marché éducatif. (M.P.)
[4] http://resumen.cl/index.php?option=com_content&view=article&id=9142:subcontratacion-el-giro-principal-de-la-educacion&catid=10:trabajo&Itemid=54 (M.P.)
[5] Au total, quatre anciens dirigeants du mouvement étudiant sont actuellement députés parlementaires. En plus des deux membres du Parti communiste, Gabriel Boric (membre du même regroupement étudiant qu’Andrés Fielbaum, «Izquierda autonoma») et Giorgio Jackson font également partie de l’Assemblée législative. (M.P.)
[6] Il s’agit d’un crédit, octroyé par le système financier dont l’Etat se porte garant. Toutefois, le débiteur reste à 100% responsable pour le remboursement de la dette. (M.P.)