Par Charles Barbey
L’évolution de l’économie de marché et sa mondialisation entraînent l’environnement et les rapports sociaux dans une impasse. C’est ce que les mouvements de « grève de l’école » du vendredi à l’échelle internationale dénoncent[1]. Ce mouvement est essentiel, car il a ouvert un espace de protestation et de débats sur les questions climatiques et du « vivre ensemble ». Il ouvre donc une nouvelle période d’action et de réflexion. Il faut s’en féliciter, car de manière générale les décisions sont, par avance, confisquées par un petit nombre de « décideurs ».
Le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC)l’exprime très clairement. En effet, les titres de ses rapports sur le réchauffement climatique comportent toujours l’expression « … à l’intention des décideurs » ! Dans leur perspective, l’existence de « décideurs » implique de fait qu’il y a des « décidés » qui ne peuvent que subir les décisions prises par autrui sans avoir droit au chapitre ! Bien entendu, il faut bien faire la distinction entre le contenu scientifique et la forme explicite de rapports élaborés exprimant toujours une « intention ». Or, cette « intention » indique aussi qu’il existe un certain rapport social, intériorisé ou non, qui ne permet pas la formulation et l’action pour des mesures plus radicales.
Cette manière de procéder démontre que l’ensemble des problèmes écologiques n’est pas uniquement un simple problème (ou plutôt une simple somme de problèmes) d’ordre scientifique. Il s’agit bien d’un problème éminemment politique, puisque les décisions prises par les « décideurs » ont des conséquences sur la vie quotidienne des « décidés » qui vivent autant de leur travail, de l’air qu’ils respirent, de ce qu’ils mangent ou des relations qu’ils entretiennent avec les autres.
Il devient alors nécessaire de penser le futur de nos sociétés sur un temps long, notamment pour les problèmes liés au réchauffement climatique ou ceux de la pollution engendrée par l’agro-business qui agit à l’échelle mondiale. Cette manière de penser le futur serait tout de même nécessaire si, par miracle (!), nous arrivons à stopper les émissions de CO2ou la pollution de la planète. C’est bien ce constat qu’implique l’urgence de réponse réfléchie et articulée pour résoudre la crise écologique. Mais, pour comprendre la problématique écologique actuelle et les réponses sociales et politiques que cela implique, il nous faut au contraire considérer un temps court.
Pollution et capitalisme : une histoire d’amour
La question de l’appréhension temporelle est au cœur des débats avec les « climato-sceptiques »[2]. Dans la perspective de temps long qui considère l’émergence du réchauffement climatique comme un phénomène qui coïncide avec la « révolution industrielle » permet en quelque sorte de « naturaliser » ce réchauffement et d’en faire une conséquence inévitable provenant des « activités humaines ». Cela « naturalise » un certain mode de production et de vie des sociétés capitalistes en le considérant comme immuable et en l’identifiant comme la société tout court. La responsabilité des classes sociales dominantes en matière écologique est ainsi évacuée en faveur d’une promotion de la responsabilité individuelle. En réalité, dès son origine, le capitalisme comme mode de production génère une pollution qui n’a aucune origine naturelle puisque celle-ci est provoquée par un artéfactqui prend la forme de machines et d’industries qui ne poussent certainement pas dans la nature ! Les recherches historiques montrent clairement que la pollution d’une certaine ampleur émerge dès les XVIIIeet XIXesiècles avec l’essor de l’industrie. Nous le savons grâce aux protestations populaires qui ont eu lieu au cours de l’histoire contre les déprédations environnementales. Ces protestations ont pu être le fait autant de pêcheurs, dont le poisson pouvait être un complément de nourriture, que de gens s’insurgeant contre des déchets toxiques (souvent puants) évacués sans précautions dans l’air, ou encore se révoltant contre de mauvaises conditions de travail impliquant par exemple l’inhalation des vapeurs toxiques [3].
D’autres recherches scientifiques démontrent qu’un moment-clé doit être pris en considération. Il s’agit de la Seconde Guerre mondiale. À partir de ce moment, tous les graphiques représentant l’évolution (mesurée physiquement) autant de la pollution que des gaz à effet de serre prennent l’allure d’une canne de hockey ! En d’autres termes, on assiste à une très forte accélération de ces phénomènes. De même, il y a des géologues qui travaillent sur les marqueurs géologiques de la pollution permettant de mesurer des périodes de temps très longs. Des marqueurs particuliers apparaissent dans des couches géologiques récentes qui commencent à être visibles et dont la densité augmente à partir des années 1940-45. C’est lors d’une réunion en 2000 de l’International Geosphere-Biosphère Programme, que Paul Crutzen, Prix Nobel de chimie et spécialiste de la chimie atmosphérique, se serait exprimé ainsi : « Arrêtez d’utiliser le terme Holocène ! Nous ne sommes plus dans l’Holocène. Nous sommes dans le … le … le … (il cherchait le mot juste) dans l’Anthropocène ! »[4]
Il est assez facile de comprendre l’origine de l’accélération du réchauffement climatique et la réaction de Paul Crutzen ci-dessus. Certes, la référence au capitalisme n’est pas explicite, mais sa responsabilité ne peut être mise en doute lorsque de nombreux scientifiques proposent la date de 1950 comme origine de ce qu’ils appellent la « grande accélération » du réchauffement climatique et de la pollution. Le propos d’Henry Stimson [1867-1950][5]à propos de son refus de l’impôt sur les bénéfices exceptionnels pour financer la guerre est emblématique de la prévalence des intérêts économiques sur la vie des populations et la protection de la planète: « si un pays capitaliste veut faire la guerre, les milieux d’affaires doivent profiter ou ils ne coopéreront pas ». C’est ce qui s’appelle un langage direct et sans ambiguïté ! Dans ce contexte, les profits de guerre se matérialisent de la manière suivante : « … à elle seule, la Cinquième flotte des États-Unis a consommé plus de 2 milliards de litres d’essence sur une période de 2 mois »[6]. Sur terre, un char Abraham consommait 4,7 litres d’essence au kilomètre.
Après la Seconde Guerre mondiale et la guerre de Corée (1950-1953), le développement industriel et le libre-échange vont stimuler la consommation d’énergie qui va être multipliée par trois entre 1949 et 1972 ! Certaines industries d’armement vont se reconvertir dans la fabrication d’engrais (l’azote des explosifs !) et dans les matières plastiques conduisant à l’émergence d’une île de plastique grande comme la France qui flotte dans les océans ![7]
Aujourd’hui toute cette évolution se mesure ! Selon la National Oceanic and Atmosphéric Administration (NOAA), la concentration de CO2dans l’atmosphère est passée de 315 ppm en 1959 à 408 ppm en 2018 (ppm = parties par million), alors qu’elle était de 280 ppm au seuil de ladite révolution industrielle vers 1750[8]. Cela représente une augmentation de 35 ppm en deux siècles et de 93 ppm en 59 ans, soit une croissance de près de 300%. La dynamique de croissance n’est pas en train de s’arrêter…
Il n’y a pas que la problématique des gaz à effet de serre. D’après l’ONU, il y a aujourd’hui trois fois plus d’eau dans les barrages etles retenues que dans les cours d’eau naturels et, pour rester dans l’eau, au cours de ces dernières décennies, 20 % du corail a disparu en plus des destructions précédentes. Enfin, l’augmentation du taux d’extinction des espèces est actuellement d’un facteur 1000 ![9]Et la liste est sans fin …
L’exemple de l’agro-business au Mexique
Prenons encore un autre domaine important celui de l’agro-business qui est l’un des plus gros secteurs responsables de l’émission de gaz à effet de serre sur la planète ainsi que du processus d’accaparement de terres dans les pays du Sud. On estime que les terres converties en terres agricoles depuis 1945 dépassent toutes celles l’ayant été au cours des XVIII et XIX siècles. Selon l’ONG Grain, en 2016, plus de 28 millions d’hectares de terre ont été achetés par les multinationales. LeFonds de dotation de l’Université de Harvard a dépensé environ un milliard de dollars pour faire l’acquisition d’environ 850’000 hectares de terres agricoles à travers le monde, faisant de l’Université l’un des investisseurs agricoles les plus importants et les plus diversifiés géographiquement du monde. Les acquisitions de terres agricoles par Harvard se sont faites sans recours particulier à la diligence et elles ont contribué à l’intimidation et/ou au déplacement de communautés traditionnelles, à la destruction de l’environnement et à des conflits liés à l’eau[10].
Selon une étude publiée en 2012 par l’Institut Nacional de Salud y Nutricion[11], au Mexique 78,5 millions d’habitants (sur une population de 125 millions) vivent entre l’insécurité alimentaire sévère et l’insécurité légère. En conséquence du traité de libre-échange de l’ALENA signé en 1994, le Mexique a connu une croissance spectaculaire des investissements directs étrangers (IDE) dans l’industrie alimentaire de produits transformés. Il est devenu une sorte de refuge pour les sociétés de transformation grâce aux accords de libre-échange passés avec de nombreux pays. Le résultat est une croissance spectaculaire de l’obésité : 29% des enfants âgés de 5 à 11 ans et 35% des enfants de 11 à 19 ans sont en surpoids et 10% de la populationd’enfants de cette tranche d’âge souffre d’anémie ! Le diabète devient la troisième cause de décès au Mexique. Outre les fortes doses de sucre contenu dans ces produits transformés, le maïs utilisé est un maïs transgénique tolérant à l’herbicide glyphosate que l’on retrouve dans 90,4% des échantillons de tortillas analysés par les chercheurs de l’Université nationale du Mexique et de l’Université Métropolitaine[12].
Ce qu’il faut enfin comprendre dans cette politique agricole, c’est que l’objectif n’est pas de nourrir la population, mais l’industrie animale pour la production de viande (une absurdité du point de vue des rendements énergétiques globaux), et de « nourrir » également les profits industries de transformation qui vont de l’alimentaire à la production de carburant en passant par des produits pour la peinture, des amidons, des sirops sucrants, voire des plastiques dits « biodégradables ».
La menace pour les consommateurs
Dans ce qui précède, nous avons trop rapidement mentionné les problèmes que pose l’intrication entre les « décideurs qui décident pour les décidés » et la temporalité des événements, ainsi que les conséquences sociales qu’implique le marché de l’agro-business. Ce secteur est en effet responsable non seulement de la pollution des terres cultivables, mais aussi des produits consommés. En gros, ils nous font déguster divers pesticides arrosés d’un coulis de glyphosate qui accompagnent harmonieusement une viande aux hormones de croissance. C’est ce que certains appellent l’innovation ! Dans un tel contexte, un principe essentiel est en train de disparaître : le principe de précaution.
Le principe de précaution a été introduit en Europe vers les années 1990 et inscrit dans les textes européens depuis 2005. Il a pour but de protéger les consommateurs de produits pouvant être considérés comme dangereux (en particulier dans l’alimentation) ou de produits pouvant induire des dommages environnementaux. Il s’agit d’un principe qui embarrasse les multinationales de la chimie, de l’énergie ou du plastique. Ces entreprises se sont regroupées dans un think tank, l’European Risk Forum (ERF), où l’on retrouve des entreprises comme la British American Tobacco (fondatrice de l’ERF), BASF Monsanto, ou encore Dunhill. Ce groupe de pression exerce ses effets néfastes au Parlement européen en argumentant autour du thème selon lequel le principe de précaution serait une entrave au développement de la recherche et à l’innovation. Dans Le Mondedu 11 décembre 2018, on trouve une déclaration de ce groupe affirmant que « l’impact [du principe de précaution] sur l’innovation devrait être pleinement évalué et pris en compte ». Ce qui est visé, ce sont les lois d’encadrement concernant les produits chimiques, les nanotechnologies et les biotechnologies.
L’objectif de l’ERF est de « soumettre le principe de précaution à une étude d’impact » afin de pouvoir mettre en place dans la législation un nouveau principe : le principe d’innovation. Il est clair que derrière ce langage policé, il s’agit surtout, dans ce genre d’étude, de maintenir une distribution la plus élevée possible des dividendes. L’étude d’impact contienten effet l’étude de l’incidence économique du principe de précaution sur les résultats financiers. Il faut ajouter que la pratique actuelle de l’OMC tend à exiger que les lois commerciales du libre-échange priment sur les constitutions des États et leurs législations. Les législations commerciales deviennent en quelque sorte un droit supérieur au détriment des droits les plus fondamentaux des populations.
Il faut donc aujourd’hui se féliciter du mouvement de « grève du climat » qui a ouvert et lancé le débat à l’échelle internationale sur les questions climatiques, les pollutions et les conditions de vie en lien avec le système capitaliste.
[1]En Suisse aussi, depuis quelques mois, un mouvement pour la justice climatique s’est constitué à l’échelle nationale et a organisé plusieurs moments de grèves et de manifestation dans plusieurs villes de Suisse. Une grève nationale est prévue le 15 mars 2019 dans le cadre du mouvement mondial de grève pour le climat. Le Cercle la brèche-Genève a interviewés deux élèves du collègue de la Cité de Lausanne qui sont parmi les organisateurs du mouvement dans le Canton de Vaud. Vous pouvez lite l’interview sur ce lien (CLB):
[2]Les climato-sceptiques sont des personnalités, scientifiques ou politiciens, qui nient le réchauffement climatique et ses conséquences désastreuses sur l’écosystème.
[3]L’intérêtpour l’histoire des pollutions émerge dans les années 1960par des auteurs pionniers regroupés autour de la New Left Review tels que Martin Melosi, Bill Luckin, Peter Brimblecombe ou Joël Tarr. Dans le monde francophone, c’est seulement à partir des années 2000 avec des auteurs comme Thomas Le Roux, Isabelle Parmentier, Christoph Bernhardt, Geneviève Massard-Guilbaud, Jean-Baptiste Fessoz, etc.
[4]Ian Angus, Face à l’anthropocène, Éditions Eco société, Paris, 2018, p. 46. Le terme anthropocène signifie l’« ère de l’Homme ». Il est utilisé pour caractériser une période géologique caractérisée par l’impact significatif des activités humaines sur l’écosystème terrestre.
[5]Membre du Parti républicain et secrétaire d’État américain à la Guerre de 1941 à 1945. Il fut l’un de promoteurs de l’utilisation de la bombe atomique contre le Japon.
[6]Les deux citations sont tirées de Ian Angus, Ibidem., p. 167.
[7]Selon un rapport du WWF, depuis l’an 2000, le monde a produit autant de plastique que toutes les années précédentes combinées. Le rapport peut être consulté sur ce lien : https://www.wwf.fr/sites/default/files/doc-2019-03/20190305_Rapport_Pollution-plastique_a_qui_la_faute_WWF.pdf
[8]ftp://aftp.cmdl.noaa.gov/products/trends/co2/co2_annmean_mlo.txt.
[9]Données tirées de l’Évaluation des écosystèmes pour le millénaire (EM) des Nations Unies : www.millenniumassessment.org.
[10]Données tirées du Rapport du Grain de septembre 2018 : https://www.grain.org/e/6014.