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Contre la marchandisation des études. Pour une Université démocratique, plurielle et égalitaire

Débats dans les locaux du Rectorat, Uni-Dufour, 7.12.2016
Débats dans les locaux du Rectorat, Uni-Dufour, 7.12.2016

Aujourd’hui, mercredi 7 décembre 2016, une centaine d’étudiant-e-s de l’Université de Genève ont répondu à l’appel de mobilisation lancé par la CUAE et par la plateforme « Stop la hausse »  et se sont rassemblé-e-s devant site Uni Mail sous le mot d’ordre « Stop à la hausse des taxes ». Les étudiant-e-s ont défilé ensuite depuis le site d’Uni Mail jusqu’au site d’Uni-Bastions, avant de terminer le cortège avec l’occupation d’une salle dans les locaux d’Uni-Dufour. Le lieu choisi pour l’occupation n’est pas anodin. En effet, sur le site de Dufour sont concentrés les services centraux administratifs dont les bureaux du Rectorat, à savoir l’organe de direction de l’Université. Ces espaces ont été occupés tout au long de la soirée. À travers cet acte d’occupation, les étudiant-e-s ont obligé le Rectorat à retirer la décision d’introduire, dès janvier 2017, un émolument pour les étudiant-e-s qui déposent une demande d’immatriculation. Le Rectorat n’avais pas voulu entendre la protestation des étudiant-e-s en cours depuis le mois de novembre. Au contraire, il avait décidé de poursuivre sur la voie de la marchandisation des études. Dans le but de situer cette mesure dans la logique de marchandisation de la formation, nous publions ci-dessous le texte d’un tract que le Cercle La brèche-Genève a distribué. Pour télécharger la version PDF du tract, cliquez ici ! (CLB, 7.12.2016).

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Dès janvier 2017, les futurs étudiant·e·s qui déposent une demande d’immatriculation à l’Université de Genève devront payer un émolument de 50 francs (si titulaires d’un diplôme suisse) ou de 150 francs (si titulaires d’un diplôme étranger). Cette décision a été prise lors d’une séance à huis clos du Rectorat, sans qu’aucun organe collégial n’ait été consulté. Selon le Rectorat, l’introduction de ces frais à la charge des étudiant·e·s vise à «fournir [à l’Université] des moyens supplémentaires pour améliorer le service aux étudiants». La hausse directe des taxes d’études étant de compétence du Conseil d’Etat, l’introduction de nouveau émolument reste le seul moyen dans les mains du Rectorat pour toucher le portefeuille des étudiant·e·s. En dépit de la rhétorique utilisée, ce mécanisme représente un pas ultérieur vers un système de formation toujours plus sélectif et inégalitaire. Bref retour sur la logique marchande sous-jacente la décision du Rectorat.

Les résultats de l’«autonomie universitaire»

Depuis les années 2000, le principe de la dite «autonomie universitaire», élaboré par les institutions européennes et appuyé par les milieux patronaux au niveau internationale, oriente les contre-réformes des hautes écoles, en Europe comme en Suisse. La faitière patronale Economiesuisse, par exemple, affirmait en 2005 qu’«une autonomie plus importante représente une condition essentielle pour accroître la concurrence au sein du système universitaire».

Mais qu’est-ce que cette «autonomie» des hautes écoles? Celle-ci s’articule principalement sur trois axes: décisionnel, organisationnel et financier.

  1. Sur le plan décisionnel, le pouvoir dans les hautes écoles est centralisé dans les mains de ses organes exécutifs, tels que le conseil d’administration, la présidence ou le rectorat, selon le type d’établissement. Cela au détriment des organes collégiaux existants (différentes assemblées universitaires, sénat ou autres), censée représenter les intérêts de l’ensemble des personnes qui composent ladite «communauté universitaire», à savoir les étudiant·e·s, professeurs, divers statuts de chargé·e·s de recherche ainsi que le personnel administratif et technique. Ces organes sont de plus en plus vidés de toute emprise sur des enjeux tels le budget, la création/suppression de départements et d’unité d’études, la nomination de professeurs, l’organisation et les conditions de travail, etc.
  2. Parallèlement, on assiste de plus en plus au transfert des compétences clés du pouvoir public aux organes directifs des hautes écoles, notamment en matière de gestion du personnel, des bâtiments, du logements pour étudiant·e·s, etc. Les organes de direction des universités (le Rectorat dans le cas genevois) assument ainsi un rôle managérial qui ne se différencie pas, sur le fond, de celui existant dans n’importe quelle entreprise. Or, un bon manager pense avant tout à «boucler les comptes», y compris si cela implique des mesures soudaines portant atteint aux principes même de l’Université, notamment le droit à l’éducation et le droit à la liberté d’expression et d’opinion. Il en est de même avec l’augmentation des taxes, de frais de location pour des locaux universitaires, la limitation d’affichage, etc.
  3. Enfin, le financement d’une haute école est réglé par le principe de la concurrence et repose sur une enveloppe budgétaire négociée entre le Conseil d’Etat et la direction universitaire. Dès lors, l’allocation de ces ressources publiques dépend des «performances» de l’établissement. Celles-ci sont évaluées sur la base de critères quantitatifs tels que les effectifs d’étudiant·e·s, la durée moyenne des études, les prestations de recherche offertes par les établissements, la captation autonome de fonds privés pour la recherche, etc.

Le couple «autonomie-austérité»

Dans un contexte de réduction des dépenses publiques, les universités sont poussées, selon la célèbre formule bien-aimée par les politiciens helvétiques, à «faire mieux avec moins». Cela se traduit par la mise en concurrence entre différents établissements universitaires et, au sein de ces mêmes établissements, entre facultés, départements, instituts et unité d’études… le but étant de bénéficier d’une plus grande partie de l’enveloppe budgétaire. Dans ce cadre, les logiques pédagogiques et la pluralité de l’enseignement passent en deuxième plan, après les logiques financières.

Les derniers budgets adoptés par le Rectorat de l’Université de Genève s’inscrivent dans cette logique. La période 2013-2015 se caractérisait par un programme d’économies impliquant une réduction de 3,75% du budget universitaire. De plus, en dépit de la forte mobilisation du personnel de la fonction publique en novembre-décembre 2015 contre le «paquet d’austérité» imposé par le Conseil d’Etat du Canton de Genève, le Rectorat a réduit ultérieurement le budget 2016 de 1’433’000 CHF! Enfin, chaque faculté subira une réduction linéaire de 1% de fonds propres. À ces coupes budgétaires cantonales s’ajoute le «déficit» du financement fédéral. En effet, la part de l’enveloppe fédérale attribuée à l’Université́ de Genève croit à un rythme presque une fois et demi inférieur que l’enveloppe fédérale globale destinée à l’ensemble des universités cantonales.

Dans ce cadre d’austérité budgétaire, l’«autonomie universitaire» sert aux organes dirigeants des hautes écoles pour imposer leur choix d’allocation des ressources et de la gestion de l’ordre universitaire. Dès lors, plusieurs dérives peuvent surgir. En effet, comme dans chaque entreprise, la direction universitaire est libre d’introduire des frais pour leur personnel ou leurs étudiant·e·s dans le but d’effectuer des économies. L’introduction des émoluments pour une demande d’immatriculation à l’Université de Genève n’est qu’un exemple parmi d’autres. En effet, devons-nous attendre dans le futur à d’autres limitations (introduction des frais de location, hausse des frais d’inscription pour les activités culturelles, etc.) pour des étudiant·e·s souhaitant bénéficier librement d’espaces de discussion ou souhaitant participer à des activités collectives au sein de l’université? Faut-il s’attendre à des restrictions de la libre expression des étudiant·e·s et du personnel, en limitant le droit d’affichage à l’instar de la tentative de la direction de l’Université de Lausanne en 2014, laquelle a échoué grâce à la mobilisation des étudiant-e-s? Ou encore à la suppression d’enseignements considérés «non rentables», ce qui revient à transformer l’offre pédagogique en la soumettant aux besoins du Capital? Ces exemples montrent comment les contraintes budgétaires permis par l’autonomie universitaire aboutissent à une conception marchande de l’enseignement et à une gestion entrepreneuriale de l’université.

Pourquoi viser les taxes d’études?

Le Rectorat sera amené à revenir sur le montant des taxes universitaires. Le contexte politique d’ensemble s’y prête parce que les frais de scolarité sont en augmentation constante partout dans le monde. En Suisse, les études du niveau tertiaire sont particulièrement visées par cette augmentation, laquelle repose principalement sur trois faux-arguments.

Les écolages des hautes écoles suisses restent relativement bas en comparaison internationale. Ceux-ci se situent actuellement entre 1’000 et 4’000 francs par année pour les étudiant·e·s suisses et entre 1’000 et 8’000 francs pour les étranger·e·s. Les tenants de la hausse des taxes présentent une participation accrue des étudiant·e·s aux coûts de la formation comme un fait inéluctable et nécessaire. Toutefois, la part des taxes parmi les recettes des hautes écoles en Suisse ne représente en moyenne que 3%. À Genève les taxes d’études s’élèvent à 1’000 francs par année et constituent moins de 2% des recettes!

Les universités exigent des ressources supplémentaires pour faire face à un nombre accru d’étudiant·e·s. Pourtant, si on regarde de plus près les chiffres, on observe que les recettes «engagées» par la hausse des frais d’inscription n’a pas d’incidence significative. À Genève, le nombre d’étudiant·e·s a cru de 3,2% en 2015. Une augmentation ultérieure de 2% est prévue pour la rentrée 2016-2017, portant ainsi à 15’496 le nombre total d’étudiant·e·s immatriculés. L’introduction d’une taxe d’inscription par le Rectorat contribuerait aux revenus de l’université à hauteur de 760’000 CHF, soit l’équivalent de seulement 0,1% du budget 2017. Des chiffres qui devront faire réfléchir chaque «bon gestionnaire» sur la portée de la hausse des taxes… Néanmoins, bien qu’insignifiante pour le compte de l’université, celle-ci sera toutefois significative pour les futurs étudiant·e·s!

Finalement, les partisans de la hausse des taxes font appel à une rhétorique appelant à une «responsabilisation» des étudiant·e·s. Ceux-ci doivent concevoir leur propre formation non comme un droit légitime, mais comme un «investissement» pour leur propre avenir. À nouveau, cette conception de la formation est directement tirée de l’idéologie néolibérale des milieux patronaux qui affirment: «Même si la formation est importante en général, elle revêt aussi – surtout au niveau des hautes écoles – le caractère d’un bien privé qui procure aux étudiants une clé importante pour leur future réussite professionnelle. Les taxes d’études sont un outil important de la politique des hautes écoles. En plus de servir d’instrument de financement, elles envoient aux étudiants un signal de prix qui influence également leur choix» (Economiesuisse, Politique de formation, de recherche et d’innovation. Lignes directrices, 2014)

Dans ce contexte, un traitement spécial est réservé aux étudiant·e·s étrangers et étrangères. La sélection accrue de ces étudiants passe aussi par l’introduction des taxes d’études différenciées. Cette mesure est déjà une réalité dans plusieurs hautes écoles suisses. À Genève, l’introduction d’un émolument d’immatriculation trois fois plus élevé pour les étudiant·e·s représente un premier pas dans cette direction. Déjà en 2010, l’actuel vice-président du Conseil national Ivo Bischofberger (PDC) suggérait au parlement suisse d’étudier toutes «les méthodes possibles pour maîtriser ces flux [d’étudiant·e·s étrangers] de manière efficace» et en particulier «les conséquences d’une augmentation appropriée des taxes d’étude et l’instauration – en tant que mesure complémentaire ou de remplacement – d’examens d’admission obligatoires pour les candidats aux études en provenance de pays étrangers, c’est-à-dire de contingents ou de quotas d’étudiants étrangers». Ces arguments sont repris avec la même vigueur par l’Union démocratique du centre (UDC). Dans son programme de législature 2015-2019, on peut lire: «Il est choquant de constater que les contribuables suisses financent la formation de milliers d’étudiants étrangers qui, leur diplôme obtenu, quittent la Suisse et font profiter d’autres économies des connaissances acquises. Aussi, l’UDC demande-t-elle que les taxes d’étude soient notablement augmentées pour les étudiants étrangers».

Le triplement de l’émolument d’inscription pour étudiant·e·s étrangers répond à une logique de présélection des étudiants en Suisse. Du moment que le patronat helvétique peut profiter d’une main-d’œuvre étrangère provenant des pays limitrophes, très qualifiée et à un coût très modeste, les portes des hautes écoles suisses ne doivent s’ouvrir qu’aux étudiant·e·s étrangers répondant à ces critères et désireux de travailler pour les entreprises suisses une fois terminé les études. Des taxes plus élevées pour les étudiant·e·s étrangers permettrait d’effectuer une sélection basée sur un critère social, c’est-à-dire la possibilité de payer des taxes et de pouvoir faire face à un coût de la vie plus cher comparé aux autres pays européens.

Pour une éducation réellement démocratique

Face à cette conception marchande des études et de l’organisation du système scolaire, la revendication de la suppression de toutes taxes et émolument d’études constitue un enjeu démocratique majeur. Dans le contexte actuel marqué par une crise économique et sociale qui se déploie à l’échelle internationale, la mise en question du droit à l’éducation – à savoir le droit de pouvoir disposer librement d’une éducation de qualité et gratuite à tous les niveaux – répond à la volonté de hiérarchiser le marché du travail, en poussant les étudiant·e·s à contracter des lourdes dettes qui pourront les enchaîner pour la vie entière. Cela interroge le rôle et la place de l’éducation dans la société. Or, nous pensons que l’éducation et la formation doivent faire partie des «biens communs» de la société. Cela implique que l’accès à l’éducation et à la formation ne soit limité par aucune barrière économique et sociale. Le droit à l’éducation exige autant à la suppression des frais de scolarité qu’au développement d’un dispositif social (par exemple les bourses) permettant de répondre aux besoins matériels des étudiant·e·s: logement, repas, transports, matériel scolaire, culture, etc.

La prise en compte de ces deux éléments nous conduit à poser la gratuité des études non pas sous l’angle d’une absence de prix, mais d’une prise en charge collective des coûts liés à la formation dans la société. Une telle conception légitime la participation des acteurs concernés (les enseignant·e·s, les étudiant·e·s, etc.) au sein des établissements éducatifs. Comme l’ont dit les étudiant·e·s québécois·es lors du printemps érable de 2012, «la gratuité, c’est payer ensemble ce que l’on possède ensemble». Dans un pays comme la Suisse, où le contrôle des richesses produites par toutes et tous est plus que jamais l’apanage d’une classe dominante défendant ses propres intérêts à tout prix, il faut se battre toutes et tous pour l’abolition des taxes et des émoluments universitaires. (Cercle La brèche, 07.12.2016)