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Education et formation Tessin

Aides aux études: la voie tracée par le concordat intercantonal va à l’encontre d’un effectif droit à la formation

Par Giovanni Giunco

Le patron et conseiller fédérale Johan Schneider-Amman
Le patron et conseiller fédérale Johann Schneider-Amman

L’initiative populaire de l’Union nationale des étudiant·e·s de Suisse (UNES), qui revendiquait une amélioration et une extension du système suisse des aides aux études, a été refusée dimanche par 72,5% des votants. Le contre-projet indirect du Conseil fédéral entrera ainsi en vigueur. Celui-ci est axé sur le Concordat intercantonal sur l’harmonisation des régimes des aides aux études. Ce concordat laisse beaucoup d’autonomie aux cantons et ne prévoit aucune augmentation significative ni des montants alloués ni du nombre de boursiers.

Selon le Conseiller fédéral Johann Schneider-Ammann, membre du Parti libéral radical (PLR), chef du Département fédéral de l’économie, de la formation et de la recherche (DEFR), l’initiative de l’UNES «ne donne pas de mesures concrètes pour harmoniser les bourses d’études, contrairement au concordat». Afin de pousser les dix cantons qui ne l’ont pas encore fait à y adhérer, le contre-projet prévoit que «la Confédération n’accordera des subventions que si les cantons adhèrent au concordat, [ce qui en fait] un système d’incitation très démocratique» (24 heures, 13 avril 2015).

À l’heure actuelle, 16 cantons y ont déjà adhéré, parmi lesquels on compte le Canton du Tessin depuis 2011. L’article que nous publions ci-dessous décrit l’évolution des politiques en matière d’aide aux études dans ce canton après la signature du concordat. Il permet de comprendre que la voie tracée par ce dernier, à la différence de l’initiative de l’UNES, s’inscrit dans la continuité d’une dégradation du système d’aides aux études.

En effet, le droit fondamental consistant à garantir à chacun une formation de qualité – voire de disposer d’une formation tout court – n’est toujours pas garanti. À sa place, s’impose en revanche une vision des études comme étant un investissement privé et individuel sur son propre «capital humain», à rentabiliser une fois intégré le marché du travail. C’est dans cette logique que la hausse des taxes est envisagée par les milieux patronaux. À ce sujet, la faitière patronale EconomieSuisse est très claire: «En plus de servir d’instrument de financement, [les taxes d’études] envoient aux étudiants un signal de prix qui influence également leur choix» (EconomieSuisse, Politique de formation, de recherche et d’innovation. Lignes directrices de l’économie, octobre 2014). Le «choix» peut bien évidemment consister à renoncer d’entreprendre des études! Le patronat lui-même le reconnaît pour ce qui concerne les hautes écoles: «Il convient de corriger si possible les mécanismes incitant à former le plus grand nombre possible d’étudiants» (ibidem).

Dans les débats qui ont eu lieu autour de l’initiative de l’UNES, toute réflexion sur la fonction fondamentale de l’éducation au sein de la société a brillé par son absence. De cette façon, la vision néolibérale de l’école comme «entreprise du savoir» ne peut que se renforcer chaque jour. Tout comme l’augmentation des taxes, l’octroi d’un prêt aux études (à rembourser par l’étudiant·e·s) à la place d’une bourse (à fonds perdu) nourrit cette vision marchande de la formation. Ce mécanisme peut malheureusement être envisagé comme un mécansime permettant des économies budgétaires. Certains cantons comme le Tessin en témoignent. Le développement des prêts n’est pas pour autant une tendance à l’œuvre au niveau national. Toutefois, les réflexions de fond sur la «responsabilisation» de l’étudiant et sur le caractère exclusif du système formatif suisse, présentes dans l’article ci-contre, nous sont bien utiles pour mieux saisir la nature des contre-réformes néolibérales en matière de formation.

Pour une analyse plus approfondie du contexte dont s’inscrit l’initiative de l’UNES, nous vous invitons à la lecture du dernier numéro spécial du Journal La brèche: Bourses d’études. Les enjeux vont au-delà de l’initiative de l’UNES. (Cercle La brèche)

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Avant l’année scolaire 2015-2016, le Conseil d’Etat tessinois veut faire approuver au Parlement une nouvelle Loi sur les aides aux études (LASt) qui deviendrait la nouvelle référence pour les montants des bourses d’études. Deux aspects de cette loi nous inquiètent fortement: 1) la transformation d’une partie importante des bourses d’études en prêts aux études; 2) la sortie de la LASt de la loi-cadre sur l’école.

Lors de l’adhésion du Tessin à l’Accord intercantonal sur l’harmonisation des régimes de bourses d’études en 2011-2012, le critère utilisé pour déterminer les personnes ayant droit aux bourses d’études a été modifié. Les modifications principales dues à cette harmonisation sont les suivantes: le passage d’un calcul fondé sur le revenu imposable au revenu disponible et une augmentation du montant maximal d’une bourse d’études de 13’000 CHF à 16’000 CHF. Toutefois, en raison de la nouvelle base de calcul, cette augmentation a été accompagnée par une diminution du nombre de boursiers (dans un contexte qui voit le nombre d’étudiant·e·s s’accroître chaque année). Suite à cette modification, le Canton a tout même enregistré une augmentation du montant total alloué aux boursiers de 600’000 CHF sur un total de 775 cas analysés. Dans un message du 30 juin 2014, les autorités cantonales informaient que le changement ne concernait que les étudiant·e·s des hautes écoles universitaires.

Les arguments avancés par le Conseil d’Etat pour soutenir son projet (modifications de 2011-2012 et modification actuelle) se résument ainsi: la volonté de simplifier le système d’aide aux études sur la base des autres systèmes de complément au revenu en général (par exemple les subventions pour la caisse maladie), la responsabilisation des étudiant·e·s et une épargne sur le montant global alloué aux bourses d’études.

Economiser aux frais des étudiant·e·s

Le premier objectif du projet de loi est l’augmentation du quota de prêts aux études (qui sont à rembourser une fois celles-ci terminées) par rapport aux bourses d’études (qui sont en revanche à fonds perdu). Pour les étudiant·e·s au niveau Master, l’article 14 de ce projet prévoit qu’un tiers du montant alloué aux bourses puisse être converti en prêts. Le taux d’intérêt pour les prêts reçus est fixé par le marché: il sera établi sur la base des hypothèques fixées par Banca Stato, la banque cantonale tessinoise.

Or, le passage au niveau Master après l’obtention d’un diplôme de niveau Bachelor est toujours plus important pour les étudiant·e·s. En raison d’une sélection toujours plus stricte dans le monde du travail, un·e étudiant·e ne peut pas se limiter à un diplôme Bachelor qui est vu par la plupart des employeurs comme un niveau intermédiaire du parcours d’études. Un employeur, face à deux étudiant·e·s présentant deux niveaux de formation différents, choisira celui qui présente des études plus complètes, même pour accomplir des tâches qui ne sont pas particulièrement spécialisées.

Selon le budget 2015 concernant l’aide aux études, le Conseil d’Etat tessinois prévoit d’économiser 400’000 CHF cette année et 1,5 million par année à partir de 2016. Dans un contexte qui voit les taxes universitaires augmenter sensiblement dans plusieurs cantons – selon une logique néolibérale de marché et de privatisation – l’augmentation des prêts aux études au détriment des bourses est une mesure qui permettra à l’État de faire des économies. La contrepartie est l’aggravation de la situation financière des familles déjà en difficulté.

Il faut peut-être rappeler que le Tessin figure parmi les cantons où les études universitaires sont les plus chères: la taxe annuelle pour les étudiant·e·s de l’Université de la Suisse italienne (USI) s’élève à 4’000 CHF pour un étudiant suisse et à 8’000 CHF pour un étranger.

L’augmentation des prêts aux études intègre une logique qui considère l’aide aux études et à la formation comme un coût social. Par conséquent, l’étudiant qui n’est pas en mesure de payer seul ou avec l’aide de ses parents des études post-obligatoires est vu comme un coût pour la société qui doit être considéré comme un investissement personnel dans une future carrière. Selon la même logique, toute une série de services fondamentaux du système scolaire ont été supprimés durant les dernières années (par exemple, les heures de rattrapage dans plusieurs branches) et l’aggravation des conditions d’enseignement et d’apprentissage en général (à ce propos, il suffit de constater l’augmentation de la charge de travail des enseignants dans les dernières années). C’est dans le cadre de ces attaques à l’école que s’inscrivent ceux contre l’aide aux études.

La chute des aides aux études depuis 1994 (Office fédéral de la statistique)
La chute des aides aux études depuis 1994 (Office fédéral de la statistique)

De quelle «responsabilisation» parle-t-on?

Que ce soit la création d’une loi spécifique pour l’aide aux études ou les différentes lois qui règlent les subventions destinées à compléter un revenu insuffisant (assistance sociale, prestations complémentaires, subsides pour la caisse maladie, etc.), les étudiant·e·s sont ainsi assimilés aux personnes nécessitant l’aide de l’Etat pour satisfaire leurs besoins fondamentaux. On commence ainsi déjà durant un parcours formatif à les concevoir comme des sujets à l’assistance. Il est malheureusement évident que ces subventions conduisent à une culpabilisation des sujets défavorisés, considérées comme un poids pour la société.

Dans ce contexte, les prêts aux études sont présentés comme une alternative aux mesures d’assistance pour responsabiliser les étudiant·e·s qui poursuivent leurs études jusqu’au niveau Master. L’éducation est ainsi transformée en un investissement privé de l’étudiant·e. Ceux qui décident d’investir dans des études de Master seront ainsi soumis aux risques qui touchent tout investisseur ordinaire (mais pas les géants de la finance, lesdits «too big to fail»…) [même s’il faut souligner qu’actuellement les appareils étatiques ne disposent plus des moyens financiers suffisants au sauvetage des grands instituts financiers]. Ces risques impliquent cependant la possibilité de tomber dans des situations sociales difficiles et de marginalisation – c’est le cas par exemple si les prêts ne peuvent être remboursés à cause du chômage. Dans un contexte de crise économique structurelle qui réduit la possibilité de trouver un emploi stable et bien rémunéré, l’État propose aux jeunes qui viennent de terminer leurs études de se présenter dans le monde du travail avec une dette… qui sera pendant longtemps une épée de Damoclès placée au-dessus de leurs têtes.

Il s’agit du même type de «responsabilisation» imposée en 2010, dans le cadre de la révision de l’assurance chômage, en réduisant le droit aux indemnités de chômage et en augmentant le temps qu’il faut attendre pour les recevoir. Ce faisant, les étudiant·e·s à la fin de leur parcours d’études sont contraints d’accepter n’importe quelles conditions de travail afin de ne pas dépendre de leur famille.

Finalement, il est important de constater que lorsque les partis bourgeois et leurs relais dans les gouvernements cantonaux utilisent la notion de «responsabilisation», ils font référence toujours à des mesures d’économies et jamais à un élargissement des droits sociaux (par exemple le droit à la mobilité, avancé à travers la proposition des moyens publics gratuits pour les jeunes qui a été récemment refusée – une proposition ensuite récupérée par les partis populistes). Il s’agit donc d’une «responsabilisation» qui nous demande de choisir entre différentes activités professionnelles de mauvaise qualité et la dépendance constante de sa propre famille.

Contre une énième loi qui exclut les jeunes

Une loi qui pose les bases pour une réduction du montant alloué aux bourses et une augmentation des prêts d’études afin d’économiser (de l’argent public!) manifeste ouvertement son caractère exclusif et de classe. Ceux qui payeront les frais de ce changement seront en grande partie les étudiant·e·s qui ont déjà le plus de difficultés à accéder à des études post-obligatoires. Pour eux, le choix sera entre la renonciation à suivre des études d’un côté et l’endettement de l’autre. Dans les deux cas, ces jeunes iront constituer une armée de travailleurs contraints à accepter les pires conditions de travail, même si les derniers auront en plus la contrainte de rembourser leur dette.

Les prêts aux études constituent un pilier du nouveau marché du savoir voulu par les pouvoirs forts du néolibéralisme. Ceux qui ont un minimum de mémoire historique ne tarderont pas à y reconnaître un élément constitutif de l’héritage que le gouvernement fasciste de Pinochet a laissé aux étudiant·e·s chiliens après des années de dictature (durant lesquelles a été mis en place ce qu’on appelle «le laboratoire du néolibéralisme»). Ce système scolaire – qui n’a jamais été mis en discussion par les gouvernements de ladite «transition» après la dictature – a été au centre des protestations du mouvement étudiant chilien éclatées en 2011. [1]

Finalement, il faut souligner que ces attaques s’étendent toujours plus à tous les niveaux de la formation. Il est fortement probable que ce principe des prêts aux études soit appliqué aussi au niveau post-obligatoire dans son ensemble. Les droits démocratiques, même les plus élémentaires, sont ainsi remis en question. Pour une société meilleure, défendons avec conviction un droit aux études que soit inclusif, effectif et inconditionnel.

(Article paru dans le journal du Mouvement pour le socialisme au Tessin, «Solidarietà», a.16, n.1, 23 janvier 2015; traduction Cercle La brèche)

 

Notes

1.     Durant les années de la dictature militaire du Général Augusto Pinochet au Chili (1973-1990), le pays devint ledit «laboratoire du néolibéralisme», en raison des politiques sociales et économiques à la couleur néolibérale. Celles-ci, élaborées à l’École de Chicago (associée d’habitude au nom de son fondateur Milton Friedmann) furent importées au Chili par un groupe d’économistes qui prit le nom de «Chicago boys». Parmi les autres secteurs, le système scolaire subit des modifications structurelles importantes. L’héritage du système formatif pinochetiste est visible encore aujourd’hui, 25 ans après la fin de la dictature, et se résume par les chiffres suivants: des coûts mensuels d’une formation universitaire estimés entre 170’000 et 450’000 pesos (entre 250 et 600 euros, dans un pays ou le salaire moyen est de 512 pesos, soit 800 euros); un niveau élevé d’endettement des étudiant·e·s ; un accueil de 60% des étudiant·e·s du primaire et du secondaire dans des établissements privés; le financement de 75% du budget des établissements à travers les frais d’inscription (l’État ne consacre à l’enseignement que 4,4% du Produit intérieur brut). La politique suisse en matière d’éducation ne vise pas à une privatisation de l’éducation à l’instar de celle qui a eu lieu au Chili. Son financement reste toujours en grande partie public, les taxes d’études ne couvrent qu’une partie insignifiante du budget des établissements, etc. Au niveau des aides aux études, la Suisse est loin de construire un marché des aides comme a été le cas au Chili durant la dictature et qui est contesté par les étudiants·e·s chilien·n·e·s sous le deuxième gouvernement de Michelle Bachelet. Une analogie entre la Suisse et le Chili doit tenir en compte de ces éléments. Il n’en reste pas moins que la revendication du droit à la formation manifesté par le mouvement étudiant chilien a une valeur universelle – y compris pour la Suisse. Elle mérite donc le plus grand écho possible. Plusieurs articles sont parus à ce sujet sur ce blog, sous l’onglet Chili/Éducation et formation. (Note rédigée par le Cercle La brèche)