Samedi 17 mars entre 1500 et 2000 personnes ont pris la rue pour la troisième manifestation pour le droit à la ville en neuf mois. Depuis l’été passé, le mouvement pour le droit à la ville revendique un contrôle de l’espace urbain: de ce qui s’y construit, de ce qui s’y produit et de ce qui s’y fait. Nous interprétons ce droit à la ville par un accès abordable à un logement de qualité et par le pouvoir de décider comment vivre son habitat (vie de quartier, projets urbains, prix loyers, etc.). Nous pensons qu’un droit à la ville est impensable sans soustraire les logements aux mécanismes de marché. Nous publions ici le texte distribué à cette occasion. (CLB)
L’absence d’une politique sociale du logement
Le besoin en logements pour des personnes à bas revenu dans le Canton de Genève est estimé entre 20’000 et 30’000. Ce chiffre est conforme à l’objectif proclamé par la Loi pour la construction des logements d’utilité publique (LUP) consistant à créer un stock de logements à loyer modéré qui atteint 20% du parc locatif d’ici à 2030. Ces logements appartiennent généralement à une collectivité publique qui permet l’accès à un logement abordable et protège les locataires des mécanismes de marché (enchère des prix), contrairement aux autres types de logements (habitations mixtes et en libre marché). Or, selon la statistique cantonale, il faudrait un taux de croissance annuel des logements LUP de 16% à 24% pour atteindre cet objectif.
La forte hausse des prix du loyer depuis le début des années 1990 – qui se manifeste par une hausse systématique de +11% au moment du renouvèlement du bail! (Le Temps, 12.07.2017) – exclut l’accès à des logements abordables et de qualité, y compris pour une partie importante de ladite «classe moyenne» chère à M. Hodgers. Pour cela, il en faudrait au moins 50’000 d’ici 2030! (Campus n. 131, pp. 20-23). En effet, comment est-il possible de payer 3’585 CHF (prix moyen d’un logement sur le marché en juillet 2017) pour un 3,5 pièces de 80m2 pour un couple avec enfants qui touche 7’074 CHF par mois, soit le revenu médian de cette catégorie de la population d’après l’Office fédéral de la statistique (OFS).
Face à cette réalité, un premier constat s’impose: l’État de Genève continue à nier le besoin en logements pour un grand nombre de personnes! En même temps, il se montre beaucoup plus actif dans la défense des grands projets immobiliers (cf. www.immobilier-lautreconcours.ch), les attaques contre les espaces autogérés (Malagnou et autres) et la complaisance vis-à-vis des pratiques d’expulsion des locataires précaires. Sur ce dernier point, l’exemple des dix familles sous-locataires du 10, rue de Lyon est emblématique. En raison du défaut de paiement de la société de courtage Patrimonio SA qui assurait la gestion du bâtiment, ces familles ont dû quitter le logement du jour au lendemain (TdG, 09.05.2017). Comme eux, nombreuses sont les personnes et les familles contraintes à vivre dans un logement précaire qui ne les met pas à l’abri des «lois du marché». Cette attitude en dit long sur les intérêts défendus par l’État genevois… ils ne sont de loin pas ceux de la grande partie des habitant·e·s de Genève!
Le mur de béton des grands propriétaires du sol
Une politique sociale du logement se heurte contre le mur des intérêts des grands propriétaires privés du sol. Ceux-ci ne veulent pas que leur propriété soit soustraite au marché pour pouvoir continuer à dicter les prix et les conditions des loyers, ce qui leur permet d’accumuler des rentes.
Qui sont donc ces propriétaires? Parmi les 25 plus gros propriétaires fonciers, au-delà des collectivités publiques et parapubliques et de quelques grandes familles, on trouve des sociétés immobilières et des assurances telles que Swiss Life SA, Axa Leben SA, Genevoise Compagnie Immobilière, Zurich, Rentes genevoises, ou encore la Caisse de pension de Rolex, La Foncière, Investis SA ainsi que l’Eglise protestante (TdG, avril-mars 2016). Toutes ces sociétés financières possèdent 41% des parcelles construites au centre-ville; la collectivité publique (Ville et Canton de Genève) en détient 12%; 9% sont détenus par le secteur parapublic (CFF, caisses de pension, fondations). Si les parcelles détenues par les sociétés concernent surtout des logements loués à des particuliers ou à des entreprises, celles détenues par le public ne sont pas des logements locatifs, mais des parcs, des cimetières et des zones industrielles; et ces dernières constituent une grande partie de la superficie du Canton. Tout comme les terrains agricoles de la campagne genevoise, elles ne sont pas destinées à satisfaire le besoin en logements!
Dès lors, un deuxième constat s’impose: le mur des intérêts des principaux propriétaires privés qui détiennent la vraie richesse foncière à Genève constitue la principale entrave à la satisfaction des besoins en logements sociaux de la population. L’abattement de ce mur constitue donc une condition fondamentale à une vraie politique sociale du logement. Celle-ci doit se concrétiser par la soustraction du marché d’une partie des logements existants à travers un engagement de l’État dont la défense du service au public doit substituer la logique de soutien aux intérêts privés!
Le terrain des luttes du Capital
Les rapports sociaux capitalistes constituent un deuxième obstacle à la réalisation d’une politique sociale du logement. Ce sont les conditions de vie et de travail qui nous imposent les détenteurs de la richesse sociale (et pas seulement de celle locative!) dans ce pays qui empêche la construction d’un habitat social non-marchand (logements sociaux, vie de quartier, activités culturelles, etc.).
Nous passons en effet de plus en plus du temps au travail dans des conditions toujours plus pénibles et pour des salaires de moins en moins élevés. Nous travaillons toujours plus loin de notre lieu de domicile, pour des trajets toujours plus longs. À cause de la pénurie et des prix élevés des logements à Genève, une grande partie des salariés est contrainte à vivre en France voisine contre leur gré. Cela conduit à un sens d’épuisement ressenti par un nombre croissant des salarié·e·s. Le temps libre diminue fortement, d’autant plus que les tâches de la vie quotidienne (ménage, éducation des enfants, etc.), en grande partie assumée par des femmes, absorbent le quelque peu d’énergies et du temps qui reste à la fine de la journée…
Ces questions se posent en d’autres termes pour les personnes sans statut fixe (immigrés et sans-abri), exclus du «marché du travail», et pour qui un accès à un logement est simplement nié. Dès lors, un troisième constat s’impose: une vraie politique sociale du logement ne peut se construire en restant sur le seul «terrain du logement». Aujourd’hui, ceux d’«en haut», les principaux employeurs et les gouvernants défendant leurs intérêts, imposent à ceux d’ «en bas», les salarié·e·s et les couches les plus vulnérables de la population, des conditions de vie et de travail de plus en plus difficiles qui nie le droit à un logement de qualité pour toutes et tous.
Une politique sociale du logement devrait inclure les principaux bénéficiaires du logement (les salarié·e·s, les immigrés, etc.) dans la définition de son contenu. Sous quelles formes envisage-t-on cela? Mobilisons-nous pour une politique sociale du logement et pour un droit effectif à la ville ! Un véritable droit à la ville exige donc toute autre chose de ce qui nous est imposé: des logements abordables et de qualité et une implication de ses principaux bénéficiaires dans sa définition. Cela implique de soustraire du marché une partie des logements détenus par les grandes entreprises et assurances qui concentrent la richesse locative dans ce Canton pour qu’ils puissent être utilisés pour répondre aux besoins sociaux de la population. Ceux-ci ne peuvent pas se limiter aux 20’000-30’000 logements sociaux pour les personnes à bas revenu, mais doivent englober les besoins d’une large partie de la population pour laquelle les prix des logements sont aujourd’hui privatifs et les plongent dans une situation économique difficile. Pour y parvenir, il est nécessaire de construire un rapport de force qui dépasse le simple terrain de lutte sur les questions du logement. (CLB-MPS, tract distribué à la manifestation pour le droit à la ville à Genève le 17 mars 2018)