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Un bilan de la révolution cubaine

Nous proposons à nos lecteurs un bref compte-rendu d’un ouvrage de Samuel Farber consacré au bilan de la révolution cubaine depuis 1959. Alors que les opinions sont souvent divisés entre, d’un côté, une appréciation de Cuba comme un reste en voie de disparition des régimes soviétiques et, de l’autre, un soutien aveugle semblable à la foi d’un charbonnier (par ailleurs souvent cohérent avec un positionnement en faveur de divers régimes oppressifs comme la Chine ou la clique Assad en Syrie), cet ouvrage dresse une appréciation minutieuse et argumentée de l’histoire et des perspectives de cette île des Caraïbes.

Compte-rendu de l’ouvrage de Samuel Farber Cuba Since the Revolution of 1959: A Critical Assessment publié en 2011 par les éditions Haymarket

Par Jason Farbman

Sam Farber écrit dans son ouvrage que la révolution cubaine [en 1959] a été «l’un de événements les plus importants de l’histoire du 20ème siècle en Amérique latine.» Cuba a inspiré, depuis lors, les membres de la gauche en Amérique latine et dans le monde entier. Cuba a résisté fièrement durant des décennies à l’embargo des Etats-Unis et a survécu vingt ans à l’effondrement de son principal bienfaiteur: l’Union soviétique.

Ces derniers temps Cuba ressemble cependant de moins en moins à lui-même. Afin de contrer la crise, la survie a signifié de façon croissante l’adoption de réformes de type néo-libérales. L’Etat cubain a ouvert de plus en plus le pays à l’investissement privé et à la propriété. Ainsi que The Economist le remarquait récemment: «Cuba a initié sous Raul Castro son voyage vers le capitalisme.»  L’ancien Cuba est en train d’être remisé dans le domaine de l’histoire comme le sont eux-mêmes les frères de l’octogénaire Castro. Un nouveau Cuba va prochainement émerger sous l’égide d’une nouvelle direction. Pour la première fois en plus d’un demi-siècle.

Cuba Since the Revolution est une évaluation historique des cinq décennies qui se sont écoulées depuis la prise du pouvoir par le régime Castro. Farber refuse de se joindre au chœur du chant dominant appelant au remplacement du système économique et politique de Cuba par un autre pleinement orienté sur le marché. Il résiste également à faire l’apologie du système politique castriste. Au contraire, Farber conçoit sa tâche dans l’esprit d’un engagement inébranlable pour le socialisme à partir d’en bas et pour l’auto-émancipation des cubains ordinaires. Il met en garde contre le fait de dresser un bilan mettant d’un côté les réalisations de l’époque post-révolutionnaire et, de l’autre, ses échecs: 

«Justifier le soutien politique à un régime sur la base d’un bilan entre les “bonnes” et les “mauvaises” choses qu’il a accompli est plein de périls […] Car, après tout, Mussolini n’a-t-il pas fait en sorte que les trains arrivent à l’heure, ainsi que l’indiquait George Bernard Shaw? […] Les actions progressistes prises par les dirigeants politiques étaient dignes de soutien pour Marx et Engels uniquement si elles facilitaient la confiance en elle-même de la classe laborieuse, si elles accroissaient sa capacité à se défendre, son indépendance et son pouvoir social.»

Farber effectue une importante distinction entre une mobilisation et un enthousiasme populaires larges et un contrôle démocratique populaire. Au cours de ses premières années, le gouvernement révolutionnaire était très populaire parmi les travailleurs et les pauvres de Cuba. De nombreuses réalisations radicales devaient être portées à son crédit, à savoir: des réformes agraires, un système de soins, un système éducatif et une sécurité sociale; il a également repoussé les tentatives des Etats-Unis de se mêler de ses affaires. La stratégie de consolidation du pouvoir de Castro s’est toutefois engagée durant des années aussi peu que possible en direction de projets concrets alors qu’il faisait des virages subites dans des directions inattendues. Cela a pu ébranler ses ennemis. Dans la mesure où la politique cubaine faisait des zigzags il était impossible pour la population cubaine de faire autre chose que de jouer un rôle de soutien.

Cette tendance a finalement évolué vers un gouvernement du parti unique. Alors que l’Etat devenait progressivement propriétaire de parties croissantes de l’économie, les positions politiques les plus importantes étaient réservées a un groupe choisi au sein de la clique de Castro. Le gouvernement assurait un contrôle complet de la vie politique, économique et sociale de Cuba.

En l’absence de syndicats ou d’organisations populaires, de quelque type que cela soit, en mesure de défier ou de mettre en question de façon significative les options du régime, la propriété de l’Etat de l’économie était de peu d’avantages pour le commun des cubains. La majorité de la population n’était pas en mesure de prendre des décisions importantes. Au lieu de cela une petite coterie prenait les décisions au nom de cette majorité. Cela a eu des conséquences immenses non seulement sur la vie individuelles des cubains mais aussi sur l’économie de l’île.

L’absence de participation significative impliqua un modèle «socialiste» vigoureux du haut vers le bas. Farber image ainsi ce dernier: «des pouces puissants sans doigts». Cuba a excellé dans la réalisation de tâches homogènes, standards. Les campagnes nationales de vaccinations ou les évacuations lors d’ouragans, par exemple, ont été accomplies de façon plus que parfaites. Des tâches plus légères ont échouées de façon routinière, comme par exemple l’adaptation de la fourniture des biens, des services et des transports publics aux besoins de la population cubaine qui évoluent. Un domaine qui a échoué de façon aiguë est l’agriculture. Dans une zone au climat imprévisible une approche unidimensionnelle [a one-size-fits-all approach, soit une approche dans laquelle une dimension suffit à remplir l’ensemble des problèmes] se montre considérablement peu utile. Comme résultat, Cuba a été le témoin de petits secteurs privés ainsi que de fermes coopératives sensiblement plus productives que le secteur étatique.

Le manque de participation démocratique populaire a également signifié que les progrès pour les populations déjà opprimées ont été inégaux à Cuba. Lorsque Farber traite du racisme contre les Noirs cubains, il note par exemple que l’opportunisme politique a guidé le régime castriste plus que les convictions orales ou politiques. Castro a initialement fait des déclarations, après la révolution, dans lesquelles il a promis de s’opposer sérieusement au racisme (dans l’éducation, sur les places de travail, etc.). A la suite d’une réaction violente de secteurs de blancs dont il souhaitait s’assurer du soutien, Castro a toutefois été contraint à reculer sur la plupart de ses engagements quelques jours plus tard.

La rhétorique révolutionnaire a depuis lors souvent mélangé progrès avec le déni officiel des discriminations raciales. Les insistances du régime castriste en ce domaine ont consisté à dire que toutes les preuves de racisme dans l’île n’étaient que des restes de l’ancien ordre, qui allait finalement disparaître. «Ce type d’explication tend à insister sur le rôle des préjugés individuels», explique Faber, «et donc de minimiser le rôle du racisme institutionnel à l’œuvre dans l’île.»

En ne défiant en aucune façon – ni même en en débattant – du racisme institutionnel dans le Cuba «daltonien» [sur les discriminations raciales; notons que la prégnance de l’héritage de l’esclavage – abolit en 1886 – et des plantations est aussi forte, avec ses différences, à Cuba qu’au Brésil ou au sud des Etats-Unis], les résultats étaient prévisibles. Un nombre disproportionné d’hommes Noirs est emprisonné à Cuba aujourd’hui. Le taux d’incarcération cubain – de 531 personnes sur 100’000 habitant·e·s – est, en fait, largement au-dessus de la moyenne qui se situe à 145 personnes pour 100’000 habitant·e·s et juste quelques places derrière les Etats-Unis, qui figurent en tête de liste avec 756 prisonniers pour 100’000 habitant·e·s. Les Noirs cubains sont également bien plus susceptibles de voir leur identité contrôlée par la police. Un thème récurant du hip-hop cubain, en particulier dans les quartiers pauvres situés à l’est de La Havanne, est les plaintes contre le harcèlement de la police et la pauvreté.

Des dynamiques semblables se révèlent en ce qui concerne les politiques en matière du genre. La ligne officielle de Cuba attribue toute trace de sexisme ou d’homophobie comme étant des reliques du machismo prérévolutionnaire. Selon Farber, toutefois, le machisme est utilisé comme instrument politique. Les résultats sont souvent terrifiants, comme lors des années 1970 lorsque les gays étaient couramment rassemblés et envoyés dans des camps de «rééducation» (lire: de concentration). Au cours de la période «spéciale» des années 1990 – lors de l’effondrement de l’économie cubaine consécutif à la dissolution de l’Union soviétique – les femmes ont vu leur traditionnel double fardeau s’accroître d’un troisième. Elles effectuaient leur travail habituel, prenaient soin de leurs enfants et de leur époux et se «portaient volontaires» pour un autre emploi.

Le commun des cubains a bénéficié de nombreuses mis en place après la révolution, tel qu’un système de soin amélioré. L’évaluation de Cuba depuis la révolution ne devrait pas porter sur la fréquence à laquelle les intérêts du commun des cubains a coïncidé avec ceux du régime castriste. Il devrait plutôt porter sur le fait qu’il y ait eu ou non des possibilités d’exprimer ouvertement et de façon significative des préoccupations, de corriger les erreurs et d’œuvrer de façon commune à la prise de décision sur le chemin qu’emprunte Cuba. Ainsi que Farber l’écrit:

«Il n’existe pas d’école ou d’université dans lesquelles les travailleurs et les autres exploités puissent se rendre et apprendre comment pratique la démocratie socialiste autre que celle par laquelle ils apprennent de leurs efforts, avec les inévitables essais et corrections successives. Ils ne vont certainement pas apprendre et développer des «traditions démocratiques» d’une dictature qui les empêche d’effectuer cet apprentissage indispensable.»

Cuba Since the Revolution paraît à un moment important. Alors que la lutte anticapitaliste semble devoir se répandre à travers le globe, il est nécessaire d’avoir une idée claire de ce pour quoi nous nous battons et sur la façon dont nous pouvons atteindre cet objectif. Savoir si la révolution cubaine est une dont nous devons apprendre nous enseigne plus sur le type de lutte pour laquelle nous devons nous préparer. Avec son ouvrage Farber a réalisé une contribution importante en ce sens.

Le livre de Farber fournira à ceux qui sont familiers de Cuba une information historique ample et contextualisée aussi bien qu’une importante analyse des événements récents. Il s’agit également d’une «étude de cas» approfondie permettant aux socialistes révolutionnaires d’élaborer une méthode d’évaluation si un programme politique ou un régime doivent être soutenus. Ainsi que Farber l’indique: «Notre perception de la démocratie révolutionnaire ou du socialisme à partir d’en bas suppose que les gens ont la capacité et la potentiellement la volonté de se gouverner par eux-mêmes et qu’ils n’ont pas besoins de sauveurs ou de caudillos pour les protéger de leurs propres erreurs dans la mesure où ils apprennent et trouvent leurs propres manières de se gouverner.»  

* Compte-rendu paru dans le numéro 84 (juillet-août 2012) de la revue américaine International Socialist Review (traduction Cercle la brèche).