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Travailleurs immigrés dans la Suisse des années 1970 : le regard d’Alvaro Bizzarri

Le Cercle La brèche organise des discussions autour du film « Le revers de la médaille » d’Alvaro Bizzarri (1974) lors des projections suivantes:

– à l’Université de Fribourg le mardi 25 octobre à 17h45, Miséricorde, salle de cinéma
– à l’Université de Genève le jeudi 27 octobre à 18h15, Uni-Mail, salle M1130

Pour l’occasion, nous reportons ci-dessous le texte de présentation des différents films d’Alvaro Bizzarri, édités en DVD sous le titre: « Accolti a braccia chiuse. Emfang mit verschränkten armen. Accueillis à bras fermés ». Ces films peuvent par ailleurs être commandés en cliquant ici.

«Surpopulation étrangère »

Les films d’Alvaro Bizzari s’inscrivent dans le contexte politique suisse des années 1960-70, époque où la notion de « surpopulation étrangère » domine le débat. Utilisée d’abord par l’administration fédérale, la formule est récupérée par la droite nationaliste pour canaliser les peurs d’une partie de la population tenue à l’écart du miracle économique de l’après-guerre ; l’installation massive de travailleurs immigrés en Suisse représente un danger pour « l’identité suisse ». Ce mouvement xénophobe connaît un point culminant en 1970 avec la votation de la fameuse « initiative Schwarzenbach » – du nom de son auteur – exigeant une limitation de la population étrangère à 10% [avec une exception à 25% pour le canton de Genève] (contre 17% alors). Rejetée de peu [54% de non, avec une participation de 74,2%], l’initiative a suscité une large mobilisation tant des milieux qui lui étaient favorables que de ceux qui la rejetaient. En 1974 et en 1977, deux autres initiatives du même acabit sont soumises au verdict des urnes bien que la récession de ces années-là ait obligé 300’000 travailleurs étrangers à quitter la Suisse. Elles aussi rejetées, ces initiatives ont néanmoins permis d’ancrer durablement l’idée de « surpopulation étrangère » dans la politique fédérale et ce jusqu’à nos jours.

L’autre versant de cette thématique dut le « statut de saisonnier » : celui-ci limitait la présence en Suisse des travailleurs immigrés à une durée de neuf mois avec trois mois de retour obligatoire au pays (mais les impôts étaient calculés sur 12 mois !) sans garantie de retrouver un emploi l’année suivante car dépendant du « contingentement » octroyé par les autorités en fonction de la conjoncture. Ce statut interdisait de changer d’employeur, de louer son propre logement et de faire venir conjoint et enfants. En 1970, 200’000 saisonniers (majoritairement italiens et espagnols) étaient employés dans la construction (60%), l’hôtellerie (30%) et l’agriculture (10%). Symboliquement, leur condition est représentée par l’image des baraquements au confort plus que sommaire dans lesquels étaient logés les ouvriers de la construction. Ce statut – humainement indéfendable mais dont abolition fut refusée par la population à 84% lors d’une votation en 1981 [Initiative populaire fédérale « être solidaires en faveur d’une nouvelle politique à l’égard des étrangers », qui demandait la suppression du statut de saisonnier dans les cinq ans avec une mise sur pied d’égalité des étrangers titulaires d’un permis de séjour – permis B] – n’a été supprimé qu’en 2002 à la mise en vigueur des accords avec l’Union européenne sur la libre circulation des personnes.

L’apprentissage de la solidarité

Alvaro Bizzari émigre d’un village de la Toscane en 1955 à l’âge de 21 ans. Il n’a pas de formation professionnelle. En Suisse, il devient soudeur et suit des cours d’allemand le soir. Après quelque temps, il se rapproche de la Colonia Libera Italiana (CLI) de Bienne. Fondés en 1943 par des antifascistes réfugiés en Suisse, ces cercles deviennent dans les années 1960 un mouvement associatif culturel et social important pour les travailleurs émigrés italiens (qui représentent 60% de la population étrangère à cette époque).

«Eliseo Biagetti, le secrétaire de la Colonia, était mon voisin. C’est lui qui m’a initié aux activités sociales. Il m’a enseigné que la solidarité est essentielle pour les gens, en particulier pour les personnes qui n’ont rien. S’ils n’ont même pas de solidarité, ce sont de pauvres êtres humains mais s’ils ont la solidarité ils peuvent en donner aussi aux autres.» Ensemble, ils vont le dimanche offrir un journal et un petit pain à leurs compatriotes hospitalisés.

Pour Biagetti, l’entente entre Suisses et Italiens est fondamentale; les immigrés, en premier lieu, doivent parler la langue du pays d’accueil. Avec l’aide de la ville de Bienne, la CLI (Colonies libres italiennes) organise des cours du soir gratuits. Alvaro enseigne l’allemand et son copain Toto le français. «Après, les compatriotes se débrouillaient bien mieux sur leur place de travail. Ils pouvaient au moins se comprendre avec leurs chefs, ils pouvaient être moins discriminés. » Bizzari se rappelle de cette expérience avec enthousiasme : « parfois, sur les chantiers où je venais faire des travaux de soudure, il m’arrivait de rencontrer mes élèves : « Professeur qu’est-ce que vous faites ici ? » « Je suis ouvrier pendant la journée et professeur le soir ! » C’était invraisemblable mais réel.»

Les activités qu’Alvaro mène avec Biagetti s’interrompent brutalement quand, lors d’une perquisition, la police trouve des cartes de membre du Parti communiste italien dans l’appartement du secrétaire de la CLI. Avec sa femme et leurs deux enfants ils ont 24 heures pour quitter la Suisse. «C’était un personnage qui a beaucoup compté pour Bienne, et pas seulement pour moi. A ce moment, j’étais inscrit seulement à la CLI, suite à l’expulsion j’ai pris aussi la carte de membre du parti.» Engagement qui vaut à Bizzarri une surveillance policière et d’être fiché par le Ministère public fédéral, lequel note que «AB vient d’une province rouge de la Toscane.»

De spectateur à réalisateur

Entre autres activités culturelles, les CLI développent un réseau de cinéclubs qui constitue sa propre cinémathèque, la Cineteca Pollitzer, riche d’une cinquantaine de films – entre fictions et documentaires, classiques du cinéma ou films engagés – donnant lieu à des centaines de projections suivies de discussions dans toute la Suisse.

Animateur du cinéclub de la CLI de Bienne qu’il a fondé, Alvaro Bizzarri est marqué par la projection de Il cammino della speranza de Pietro Germi [film de 1950,1]. En 1970, il décide de passer du rôle d’organisateur de projections à celui de réalisateur avec l’aide de ses copains de la Colonia. Il quitte alors son travail en usine pour un emploi de vendeur dans un magasin photo-ciné où il apprend à manier une caméra 8 mm. « J’avais l’intention de montrer que les immigrés font quelque chose de concret, qu’ils peuvent former des organisations eux-mêmes ; même s’il y a du racisme, ils peuvent le combattre. » Il s’endette pour tourner son premier film et emprunte une caméra à son patron durant les week-end en lui disant que c’est pour filmer sa gamine à la maison. Il réalise coup sur coup deux fictions, Il treno del Sud et Lo stagionale, qu’il inscrit au festival du cinéma libre de Porretta Terme organisé par la Cinémathèque de Bologne en 1971.

Plusieurs personnalités du cinéma italien assistent à la projection, comme le réalisateur Elio Petri et l’acteur Gian Maria Volonté, ainsi qu’un célèbre journaliste de l’Unità [organe de presse du PCI], Ugo Casiraghi, qui écrira un article élogieux. Elio Petri présente à ce même festival La classe operaia va in paradiso, lequel recevra le Grand Prix du Festival de Cannes 1972 (ex æquo avec L’Affare Mattei de Francesco Rosi, tous deux interprétés par Gian Maria Volonté).

Comme ailleurs, l’Italie vit un climat d’effervescence politique et culturel. Le cinéma « politique », « engagé », « militant » de ces réalisateurs est le reflet des conflits et contradictions qui traversent la société. Cette rencontre autour du cinéma politique italien va marquer profondément la carrière de Bizzarri.

Un cinéma de la condition immigrée

Au festival de Porretta, Alvaro Bizzarri interviewe Gian Maria Volonté pour le journal des CLI Emigrazione Italiana. L’acteur lui déclare : « ton film devrait être vu dans tous les endroits possibles pour montrer ce qu’est l’émigration. Les Italiens en Italie se foutent complètement des émigrés. Ton film montre qu’il y a aussi un mouvement de protestation en Suisse parmi les ouvriers qui représentent toute l’émigration italienne à l’étranger, des gens qui n’ont pas accepté passivement l’émigration sans se révolter. Il y a un mouvement de révolte qu’on devrait montrer aussi en Italie. » Gian Maria Volonté s’intéresse beaucoup aux films de Bizzarri et lui demande une copie, mais il possède seulement l’original en 8 mm. «Alors je t’aide financièrement à faire des copies 16 mm, on va y arriver d’une manière ou d’une autre.» Ainsi la machine s’est mise en route.

Présenté aux Journées cinématographiques de Soleure en 1973, Lo stagionale suscite l’enthousiasme et pousse certains cinéastes et critiques présents à réunir l’argent nécessaire au sous-titrage du film. Il participera alors à plusieurs festivals internationaux en remportant de nombreux prix, sera programmé par différentes télévisions européennes et distribué par Pro Helvetia dans le monde entier. La Centrale suisse d’éducation ouvrière inclut le film dans son catalogue et les CLI le projettent dans les baraquements de saisonniers.

Avec Lo stagionale, Bizzarri traite d’un sujet qui a marqué sa conscience, l’expulsion des enfants de saisonniers. «C’était le premier contact que j’ai eu avec une réalité que je ne connaissais pas et qui me dégoûtait énormément. Par contre, Il treno del Sud est plus léger du point de vue cinématographique et le sujet est plus pauvre du point de vue narratif. Il représente ma première approche du cinéma, il est en couleur et il donne plus d’importance à l’image.» Le protagoniste, Paolo, syndicaliste habitué à certaines formes de lutte en Italie comme contre la guerre du Vietnam, ne trouve pas un terrain facile en Suisse.«Il préfère ficher le camp et reprendre le train du Sud, alors que Lo stagionale lutte et incite les autres à la lutte. Le sujet est plus important, j’ai approfondi l’aspect dramaturgique du récit.»

Grâce aux recettes de Lo stagionale, Alvaro achète une caméra 16 mm pour tourner en 1973 Il rovescio della medaglia. Sa conviction profonde est que la situation des travailleurs immigrés empire, ce qui l’amène à condamner à nouveau dans ce documentaire les conditions de vie discriminatoires de centaines de milliers de travailleurs en Suisse. «Une grande difficulté se présenta lors du tournage : c’était la peur des travailleurs de s’exprimer sur leurs conditions de travail et d’existence, une peur de la répression. A cela s’ajoutait l’illégalité des prises de vues car normalement les personnes étrangères à l’entreprise n’avaient pas accès aux baraques.»

Le film est présenté dans différents festivals (Venise, Berlin, Moscou). Suite à sa diffusion par la Télévision suisse romande, une grande entreprise de la construction dont le nom apparaît dans une scène fait pression pour que le passage soit supprimé. Alvaro refuse et le film ne sera pas diffusé comme prévu sur les chaînes alémanique et tessinoise.

Jusque-là, Bizzarri a payé tous ses films de sa poche, la Confédération suisse lui ayant toujours refusé une subvention pour la réalisation ou une «prime à la qualité» octroyée aux films une fois réalisés. En 1975, Alvaro obtient enfin un financement de la chaîne de télévision allemande ZDF pour son nouveau projet Pagine di vita dell’emigrazione, une évocation de la condition d’émigré basée sur des poèmes écrits par ceux qui la vivent.

Amertume et persistance

Bien que les films de Bizzarri aient été beaucoup vus, ils ont très peu circulé dans son propre pays, l’Italie. Lors d’une interview à la radio de la Suisse italienne, Alvaro exprime son ressentiment envers son pays d’origine : « mon ‘poing dans l’estomac’. L’Italie ne répond pas. D’un film à l’autre je dois toujours me demander pourquoi. Je réalise des films qui parlent des Italiens à l’étranger et l’Italie continue d’ignorer ces films. La seule réponse qu’ils m’ont donnée, c’est qu’ils ne sont pas appropriés pour une programmation sur la télévision italienne. Même si je ne veux pas être patriote, c’est pour moi l’humiliation la plus grande que je puisse recevoir de mon pays. »

Bizzarri se tourne alors vers d’autres sujets pour ses prochaines réalisations : la crise horlogère du milieu des années 1970, le problème des réfugiés politiques en Suisse, la prévention du Sida. Il obtient même une aide de la Confédération pour un court-métrage Un’idea, une tela, un pittore.

Mais il garde toujours un œil attentif sur la condition de ses compatriotes en Suisse. En 1990, « parce qu’en vingt ans rien n’a changé, la situation des saisonniers est toujours inhumaine » il reprend ce thème dans une fiction soutenue par les télévisions suisse romande et suisse italienne. Le titre Touchol s’explique par la façon dont le personnage principal exprime sa solitude en prononçant les mots « tout seul » avec un fort accent italien. La prime à la qualité lui est encore refusée par la Confédération car « l’auteur ne semble pas avoir tenu compte de l’évolution de la situation des saisonniers en Suisse. »

En 1975, Bizzarri envisagea de rentrer en Italie et acheta un petit appartement, en partie avec l’argent des diffusions à la télévision de Lo stagionale. Mais, il renonça à son projet « parce que c’est en Suisse que j’ai pu continuer à faire des films. » Ce n’est qu’à l’âge de la retraite qu’il retourne dans sa Toscane natale, sans abandonner pour autant le cinéma. Son premier film au pays : un documentaire sur ceux qui, alors enfant, ont survécu à un massacre perpétré par les nazis à Sant’Anna di Stazzema [2] près de Lucca [Toscane] et qui ont témoigné au procès de ses auteurs tenu en 2004. Le dossier du projet envoyé aux autorités régionales et nationales italiennes qui viennent chaque année se recueillir sur les lieux de la tuerie est resté sans réponse. Mais Alvaro continue son chemin. Il n’a pas abandonné le combat pour la vérité, pour le réel, en allant aux sources de sa culture antifasciste, de son histoire personnelle remplie des récits de résistants.

[1] http://www.cineclubdecaen.com/realisat/germi/chemindelesperance.htm (ndr)

[2] Le 12 août 1944, quatre bataillons SS massacrent 560 personnes, des civils. Un procès s’est tenu en 2005 qui a condamné à la prison à perpétuité 10 anciens SS ayant participé à cette tuerie.