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Monde du travail Suisse

Suisse: l’ère et l’aire de la sous-enchère salariale

Voici encore un document préparatoire à notre après-midi de discussion sur le thème du racisme et des « politiques migratoires » de la Suisse qui se tiendra le samedi 24 novembre à Lausanne (inscriptions à l’adresse jmps@labreche.ch). Ce texte, transcription d’un exposé de Romolo Molo lors d’une journée du Mouvement de lutte contre le racisme en décembre 2011. Ce texte a déjà été publié sur le site www.alencontre.org.

Par Romolo Molo

J’ai travaillé un certain nombre d’années à l’USS (Union syndicale suisse), où j’ai essayé de combattre plusieurs dispositions pernicieuses de la Loi sur le travail au noir et aussi au sujet des «mesures d’accompagnement» qui ne me semblaient pas suffisantes.

Je vais partir d’un article publié hier [le 2 décembre 2011] dans la Neue Zürcher Zeitung au sujet de la scolarisation des sans-papiers. Cette question a «surgi» et l’UDC (Union démocratique du centre),  zurichoise, demande, par une initiative, que les écoles dénoncent les cas d’enfants sans-papiers pour que les parents puissent être expulsés. Cela ne concerne pas directement le problème du travail, mais c’est un problème supplémentaire.

La loi sur le travail au noir contient un point très pernicieux: l’obligation de dénonciation des sans-papiers par les différents organes de l’Etat comme, par exemple, les caisses de compensation AVS[1] et autres. Cette obligation n’existait pas avant. Au contraire, il y avait une interdiction pour ces organes de transmettre des informations. En Suisse française – et à Genève en particulier – cette loi n’est toujours pas appliquée, à ma connaissance, sur ce point. Heureusement. Toutefois, les pressions augmenteront pour qu’elle le soit. Par cet article de la NZZ, c’est un exemple extrême, avec l’école. Un membre d’une autorité cantonale zurichoise a dit ceci – et je partirai de là – sur la question de la dénonciation ou non des sans-papiers: «Ce qui est décisif c’est la lutte contre le travail au noir. Parce qu’il n’y a pas que la demande qui joue un rôle mais aussi l’offre.» Donc, la question des droits humains, ici la question du droit à l’éducation des enfants, est réduite à une question de marché: d’offre et de demande de la force de travail, en ces cas celle des «travailleurs au noir».

La question de comment la vente de la force de travail s’organise et se passe tous les jours est la base des phénomènes de racisme et de xénophobie. C’est la base objective, matérielle. Si vous avez un groupe de personnes qui reçoit un salaire donné et que, tout d’un coup, il y a un phénomène de sous-enchère salariale par rapport à ces conditions et qu’il n’y a pas une réponse collective – de type syndical – qui permet de faire face à cette attaque brutale, la «nature humaine» («aidée» par des forces politiques) veut que l’on cherche des boucs émissaires et qu’on cherche une autre manière de défendre des intérêts. A mon avis, c’est de la sorte que les mouvements xénophobes et racistes connaissent, dans la phase présente, une forte croissance.

La question de la mondialisation du capital renvoie à la mise en concurrence des travailleurs. Ce qui est désigné, dans l’article mentionné, par «l’offre et la demande». La mise en concurrence des salarié·e·s (réels ou potentiels) sur le plan mondial: délocalisations (ou menaces de délocalisation) d’activités de production, qui permettent de faire pression sur les salaires; pression au travers de diverses médiations productives et institutionnelles sur les conditions de travail, dans le cadre d’une armée de réserve, elle aussi, mondialisée, etc.

Vous connaissez tous des exemples de situations où l’on dit aux travailleurs et travailleuses «si vous n’acceptez pas une augmentation du temps de travail, on va fermer l’usine et on va fabriquer ailleurs». Il y a aussi des délocalisations sur place, à l’intérieur des pays industrialisés. Celles-ci se font par la sous-enchère salariale et par le travail au noir. Ainsi, il n’y a pas seulement la production qui est déplacée dans ce que l’on appelait le Tiers-monde, mais des «îlots de tiers-monde et de précarité» sont construits dans nos «propres pays», membres de l’OCDE. En utilisant des travailleurs sans-papiers (dans une position d’extrême faiblesse) et par le biais de personnes comme celles «découvertes» dernièrement par les syndicats sur certains chantiers, ce ne sont pas des cas de sous-enchère, mais des cas de super sous-enchère! Je les caractériserais comme cela. Lorsque l’on découvre des travailleurs qui bâtissent des édifices publics pour sept ou huit francs de l’heure, c’est de la super sous-enchère. C’est un phénomène encore plus extrême, avec des travailleurs qui doivent dormir dans leur voiture, etc.

En relation à ce problème de sous-enchère démultipliée, il faut utiliser l’image de la «pyramide salariale» que je dessine ici. En négligeant tout ce qui se trouve au soubassement et à la base de la pyramide, qui est le travail au noir, vous ne parviendrez pas à défendre correctement les segments même supérieurs de la pyramide. Cela, parce que la base s’effondre, s’enfonce. C’est à cela que nous sommes confrontés. Dario Lopreno, dans son intervention, a mentionné la question du contrat de travail de l’économie domestique. Il y a une partie de l’économie «qui ne tourne pas», même avec le salaire minimum, actuellement de 18 francs 50 de l’heure, dans l’économie domestique. Il faut des travailleurs qui sont payés encore moins. Et ces travailleurs sont les travailleurs au noir. Comment dissuade-t-on les travailleurs au noir de réclamer des conditions décentes? En leur faisant peur. Le risque de dénonciation de leurs enfants est un des moyens les plus méprisables, mais qui est une sorte de réponse: c’est la «régulation» des salaires par la peur.

Récemment, à Zurich, il y a eu un cas où le Tribunal supérieur cantonal avait admis la confiscation du salaire d’une travailleuse au noir – quelques milliers de francs – en disant que c’est un gain illicite. L’Etat va se saisir de ce salaire comme s’il était le produit d’une activité mafieuse. Dans sa grande sagesse, le Tribunal fédéral (TF) s’y est opposé [2]: le travail en lui-même n’était pas illégal, il n’y avait seulement pas de permis de travail. C’est un arrêt récent, datant d’il y a quelques mois. Heureusement que ce gain n’a pas pu être confisqué. Toutefois, il est significatif de constater que le Tribunal supérieur cantonal avait décidé qu’il pouvait l’être! Cela vous donne une idée du climat dans lequel on se trouve. Qu’est-ce qui a permis ce jugement selon lequel le Tribunal ne pouvait pas admettre la confiscation de ce gain? Je vais là me vanter un peu, parce que c’est grâce à une disposition que l’USS était parvenue à faire introduire dans la Loi sur le travail au noir – loi tout à fait mauvaise par ailleurs – qui dit que les syndicats peuvent agir en constatation d’une créance salariale du travailleur même s’il est sans-papiers. Par conséquent, pour le Tribunal fédéral, si cette disposition existe c’est donc que le gain n’est pas illicite. Nous avions donc, dans ce cas, servi un petit peu à quelque chose. Cela même si la loi représente un grand pas en arrière.

La définition de la sous-enchère salariale n’existe pas dans la loi. Elle est laissée au soin des cantons et aux commissions des cantons. Il convient de remarquer qu’il y a deux cas de figure. Soit il existe une CCT (Convention collective de travail), soit il n’y en a pas. Lorsqu’il y a une CCT qui est applicable et qu’un salaire minimal est défini – Dario Lopreno l’a bien montré – la plupart de ces salaires minimaux contenus dans les CCT sont assez faibles, voire très faibles. Ce n’est pas le cas de la CCT du gros œuvre (construction), c’est l’une des rares CCT qui, pour les travailleurs non qualifiés en tout cas, comporte des salaires minimaux que l’on pourrait qualifier de corrects, dans le contexte donné. Mais, pour la grande partie des salarié·e·s de ce pays, ces salaires minimaux conventionnels, contenus dans des conventions au niveau national ou même au niveau cantonal, sont très faibles. S’il y a un salaire minimal de 4600 francs et que l’on engage quelqu’un à 4700, il ne peut pas y avoir de sous-enchère selon le SECO (Secrétariat d’Etat à l’économie). Le résultat est fondé sur une donnée: pour la plupart des salarié·e·s de ce pays, si l’on prend les chiffres de la statistique des salaires de 2008, il y a un salaire médian de 4834 francs pour les travailleurs non qualifiés. Dès lors, si vous comparez cela avec les minima des salaires conventionnels, vous remarquez que l’on sera souvent en dessous ou tout proche.

Il y a ainsi  légalisation d’une sous-enchère assez massive. Vous pouvez avoir quelqu’un qui a beaucoup d’expérience, beaucoup de qualifications effectives, qui en tout cas possède une expérience professionnelle, mais peut-être pas de CFC (Certificat fédéral de capacité); il sera engagé à un salaire qui est inférieur à la médiane et cela ne permettra pas à l’autorité de constater un « abus». Il importe de rappeler que lorsque lesdites mesures d’accompagnement ont été adoptées (dans le cadre des accords bilatéraux avec l’Union européenne), l’USS a déclaré en grande pompe qu’il s’agissait d’une avancée historique dans la protection des travailleurs dans ce pays. Personnellement, j’ai déclaré publiquement à l’époque que ces mesures d’accompagnement ne valaient rien. Je crois, malheureusement, que j’ai eu raison.

Il convient de préciser ce qu’est le salaire médian. Le salaire médian définit une ligne d’une valeur x à partir de laquelle 50% des salariés gagnent une valeur supérieure et les 50 autres % gagnent une valeur inférieure. A partir de là, peuvent être établis les déciles. Ainsi, avec le premier décile, les 10% sur les quelque 4 millions et demi de travailleurs de ce pays, il y en aura 450’000 qui gagnent moins que le premier décile. Le 50% signifie que 2’250’000 de salarié·e·s vont gagner moins que la médiane et 2’250’000 vont gagner plus que la médiane.

A l’époque, l’USS avait publié un texte qui disait: «pour nous, les cas de sous-enchère doivent être examinés si le salaire est inférieur à la médiane». Cela ne signifie pas que tout le monde doit gagner plus que la médiane, sinon cela serait «l’ascenseur des salaires» dans le langage syndical traditionnel – cela serait bien, mais disons que l’on ne peut pas, dans le cadre présent, le revendiquer comme objectif à court terme, au moins…

Maintenant, si vous avez un salaire inférieur à la médiane, il faudrait voir s’il y a des raisons pour que le travailleur gagne moins que la médiane. Est-ce parce qu’il est jeune, qu’il n’a pas de qualifications, etc. Si vous avez un polytechnicien qui arrive dans la banque et commence à travailler avec un salaire de 6000 ou 7000 francs par mois, c’est un cas de sous-enchère parce que le cadre bancaire gagnera 10’000 à 20’000 francs par mois, selon les statistiques. Il peut y avoir sous-enchère même dans des situations où les salaires sont relativement hauts. C’est le cas pour les travailleurs qualifiés. Il y a donc souvent plus de sous-enchère pour les travailleurs qualifiés que non qualifiés; une réalité souvent pas comprise.

Ce critère de la médiane a été complètement abandonné. Il y a même certains syndicalistes qui disent, dans un canton assez proche (Genève),  actuellement qu’on prendrait comme critère de définition de la sous-enchère le premier décile. Imaginez ce que cela veut dire! Cela veut dire soit, où il y a des CCT comprenant des salaires minimaux, que l’on regarde seulement si le salaire est inférieur au salaire conventionnel; soit, s’il n’y a pas de CCT, que l’on utilise des calculateurs individuels de salaire – qui sont des instruments plus affinés, mais qui reposent aussi, notamment, sur les critères statistiques de salaires mentionnés –, soit que l’on prend le premier décile. Dans ce dernier cas, il y a un mécanisme qui s’autoalimente de sous-enchère permanente. Il faut voir que la sous-enchère n’a pas lieu comme cela, du jour au lendemain, d’une manière massive, brutale. Elle se fait par glissements successifs, si l’on excepte les cas dramatiques découverts parfois par des inspections syndicales dans certains cantons tels que Berne, Zurich ou Vaud. Petit à petit il y a un déplacement. Il y a un frein à l’augmentation des salaires qualifiés, ce qui a été constaté et admis – voire même vanté – par les études économiques comme celles de Credit Suisse, mais aussi au cas par cas.

J’ai l’exemple d’un cas survenu récemment – je travaille à l’ASLOCA (Association de défense des locataires) – d’une salariée portugaise qui gagnait 3900 francs par mois pour un travail non qualifié. Elle a été licenciée et a reçu le congé de son logement pour être remplacée par un compatriote plus jeune qui gagne 3000 francs par mois. Il s’agit de cas de sous-enchère qui se produisent quotidiennement. Comme il n’y a pas de protection contre les licenciements, vous ne les voyez pas, vous n’avez pas de constats statistiques de ce phénomène qui pourtant se produit et qui engendre une grande souffrance individuelle voire, dans certains cas, une réaction de xénophobie. Dans ce cas c’était une Portugaise remplacée par un Portugais: il n’y a pas de xénophobie ni de racisme, il n’y a que de l’amertume. Mais imaginez que la personne portugaise ait été remplacée par, qui sais-je, un Espagnol: il y aurait pu avoir un sentiment «nationaliste», qui voisine la xénophobie. Il n’est pas besoin d’être grand psychologue pour comprendre ces choses.

J’en viens aux remèdes possibles à cette situation. En 2005, des revendications avaient été avancées par le MPS (Mouvement pour le socialisme) dans une brochure qui est restée d’actualité et qui concerne l’instauration par la loi d’un salaire minimum par branche, là où il n’y a pas de convention collective et, entre autres mesures, la garantie de protection contre les licenciements des délégués syndicaux. Pourquoi cette revendication est-elle importante? Dès que vous posez le problème des qualifications, vous vous rendez compte que l’inspection étatique ne pourra jamais aller «au fond des choses» pour ce qui concerne le degré de qualification d’une personne nouvellement embauchée dans une entreprise. C’est seulement par la comparaison du travail fait avec le travail des collègues et par la connaissance du processus de production du bureau ou de l’atelier que l’on peut comparer si la personne est qualifiée ou non. Si vous n’avez pas une personne présente sur le lieu de travail, en qui le mouvement syndical peut avoir confiance, vous ne voyez pas passer un grand nombre de «cas d’abus». Il était donc et est toujours indispensable de revendiquer cette protection des délégués syndicaux.

Je vous ai déjà dit que la Suisse protège mal contre les licenciements, elle ne protège même pas les personnes de confiance des syndicats, ceux qui sont élus par leurs collègues pour les représenter. La Suisse avait déjà été condamnée, avant même la votation sur l’extension des accords de libre circulation des personnes en 2005, par l’OIT (Organisation internationale du travail). La Suisse qui est un des pays fondateurs de l’OIT, en 1919, a donc eu la honte d’être condamnée pour non-respect d’un des principes fondamentaux du droit international du travail qui est la liberté syndicale. Pendant de longues années, en Suisse, l’absence de protection légale contre les licenciements n’était pas un problème aigu, car avant la crise économique des années 1990, les syndicats arrivaient tant bien que mal à protéger contre les licenciements les gens qu’ils avaient bien envie de défendre.

Moi-même lorsque j’étais délégué syndical dans une entreprise, j’ai été «sauvé» du licenciement par l’intervention de bureaucrates syndicaux. Ils ne le faisaient pas toujours. Mais lorsqu’ils en avaient envie ou besoin, ils arrivaient à défendre les gens. Avec l’arrivée de la crise économique des années 1990 (donc le chômage) – amplifiée par l’extension de la libre circulation sans mesures d’accompagnement efficaces et étayées sur l’action collective – vous avez aujourd’hui des gens ayant travaillé trente ans dans une entreprise qui sont licenciés. Cela s’est vu chez TESA (Vaud), cela se voit à Berne avec le président de la commission des employés d’un grand journal du groupe Tamedia, qui a été licencié il y a deux ans. Unia [syndicat de la construction, de l’industrie et des services, plus grande fédération syndicale en Suisse, membre de l’USS] met en avant, dans son concept «UNIA FORTE», un syndicat basé sur les «personnes de confiance» dans les entreprises. Mais la réalité va complètement à l’encontre de ce concept parce que, malheureusement, ce syndicat n’est pas capable de défendre ses propres «personnes de confiance». Par exemple, à Genève, la présidente d’Unia a été licenciée et il n’a pas été possible de la protéger. Les procédures ont été perdues jusqu’au Tribunal fédéral. Un mouvement syndical qui n’arrive pas à défendre ses propres personnes de confiance construit sur du sable. Il ne pourra pas avoir une action durable.

Enfin, je voudrais revenir  sur la plainte déposée par l’USS auprès du Comité de la liberté syndicale de l’OIT. Cette plainte a été suspendue par l’USS il y a environ une année dans l’espoir d’une amélioration du Code des obligations. Indépendamment du fait que ce projet du CF (Conseil fédéral) d’amélioration de la législation du CO risque de rester encore longtemps dans les tiroirs, il convient de remarquer que ce projet ne contient même pas la réintégration du délégué syndical licencié, mais seulement l’augmentation de l’indemnité de licenciement de six à douze mois. Celle-ci n’est pas dissuasive. Pour une grande entreprise comme Novartis ou Tamedia, payer une année de salaire n’est rien du tout. Ce n’est donc pas une protection efficace. Mais même cette modeste amélioration risque de ne jamais voir le jour. C’est donc une erreur d’avoir suspendu cette plainte. L’USS a commis une erreur en le faisant, alors même qu’elle pourrait faire valoir au niveau international qu’un pays qui donne des leçons à la Terre entière en matière de droits de l’homme se voit mentionné parmi des cas comme ceux de l’Indonésie, du Burundi, de l’Albanie, qu’elle est condamnée pour non-respect de la liberté syndicale, comme membre fondateur de l’OIT et cela dans l’ensemble de l’économie privée, non dans un seul secteur économique. Ce fait honteux pourrait être utilisé dans une campagne publique efficace. Je regrette beaucoup que la campagne publique de l’USS se limite à l’apparition de quelques clowns (au sens propre) sur la Place des Nations à Genève, comme la dernière action entreprise, et ne fasse pas l’objet d’une campagne médiatique suffisante.

1. Même si la plupart des caisses de compensation AVS sont de droit privé, elles remplissent toutes des tâches de droit public.
2. ATF 6B 1000/2010 du 22.8.2011.