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Québec: un débat nécessaire sur la démocratie et la violence

Kasimir Malevitch anticipant le carré rouge des étudiant·e·s du Québec…

En date du 31 octobre, Spectrum, le journal des étudiant·e·s de l’Université de Fribourg a fait paraître sur son site un article rendant compte de la tournée que le Cercle la brèche a organisé sur le thème Quelles suites au printemps érable? Ce texte soulève un certain nombre de questions, principalement concernant la démocratie directe lors d’un mouvement social et la question de la violence. Nous avons jugé utile d’y réagir. Notre texte se trouve à la suite de l’article de Spectrum. (CLB)

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Article de Spectrum

«Printemps érable», je me souviens

Après Genève et Lausanne, Katherine Ruault, activiste du mouvement étudiant québécois, était à Fribourg jeudi dernier. Invitée par le Cercle La Brèche, elle est revenue sur la contestation étudiante du «printemps érable» et sur un de ses fers de lance, l’ASSE.

«Ce soir, nous allons revenir sur la victoire des étudiants du Québec.» Le mouvement étudiant québécois du printemps passé sera à l’honneur en ce jeudi soir à l’Université de Fribourg. Ce mouvement contestait une hausse des frais de scolarité décidée par le gouvernement québécois du premier ministre Jean Charest. Portée notamment par le syndicat d’étudiants ASSE (Association de solidarité syndicale étudiante), la grève étudiante s’est vite transformée en un mouvement social de masse.

Une vision de la démocratie

C’est ce mouvement social que Katherine Ruault, membre de la Classe (Coalition large de l’Association de solidarité syndicale étudiante), est venue décrire. Auparavant, Katherine Ruault choisit de présenter l’ASSE et son fonctionnement. Un fonctionnement basé sur une vision radicale de la démocratie. «Nous sommes un syndicat d’étudiants démocratique. Chez nous, les étudiants prennent part à des assemblées générales, structures décisives, où chacun peut donner son avis. Ensuite, ils votent», explique la jeune femme. Jusqu’à 300 étudiants peuvent ainsi être appelés à voter. Selon Katherine Ruault, «c’est ce que l’on appelle la démocratie directe».

Si l’ASSE a une vision singulière de la démocratie, il en est de même de la violence. En marge des manifestations du printemps dernier, certains débordements ont été constatés (vitres brisées, échauffourées avec la police). Mais l’ASSE «considère que tous les moyens de s’exprimer sont bons, même briser une vitre». Seule exception : les personnes sans défense. «L’ASSE s’est dissociée une seule fois de manifestants. Ils avaient attaqué des personnes sans défense», souligne Katherine Ruault.

Quel rôle pour l’université?

Les différentes étapes du «printemps érable», cet «éveil du peuple québécois», constitue le second pôle du récit de Katherine Ruault. Tout a commencé en 2010. Lorsque le gouvernement provincial annonce son budget, qualifié de « budget d’austérité » par l’ASSE. Il prévoit notamment une augmentation des frais de scolarité. L’ASSE réagit. «Nous avons manifesté sur les campus. En tractant, en distribuant des ballons rouges, en organisant des conférences. Et des camps de formation pour apprendre à fabriquer des affiches par exemple», expose Katherine Ruault. Un livre et un journal, Ultimatum, diffusent les idées de l’ASSE.

L’argumentaire est bien rôdé. Il s’agit de démonter la thèse gouvernementale selon laquelle les universités québécoises manquent d’argent. Katherine Ruault soutient : «Le financement des universités au Québec est mauvais. L’argent existe. Il est simplement investi dans les mauvais domaines comme le marketing ou le rectorat.» L’ASSE refuse d’obliger les étudiants à combler ce mauvais financement par une hausse de frais de scolarité. En arrière-plan, l’association voit poindre une question centrale. Celle du rôle de l’université dans la société. «L’université doit-elle former des travailleurs ou des citoyens critiques», s’interroge Katherine Ruault. La réponse est claire pour l’association qui milite pour une éducation gratuite. Ouverte au plus grand nombre.

Jusqu’à 400′000 manifestants

Après des mois de mobilisation au sein des campus, les rues québécoises sont envahies. 200′000 manifestants le 22 mars 2012. «Nous sommes allés jusqu’à 400′000 manifestants», rappelle Katherine Ruault. Ce mouvement, qui n’était qu’étudiant au départ, rassemble dès lors nombre de Québécois unis contre la politique libérale du gouvernement Charest.

«C’est fou de travailler durant des années et de voir d’un coup les résultats dans les médias», se réjouit Katherine Ruault. Le mouvement prend fin officiellement le 8 septembre dernier. Après la promesse de Pauline Marois [sic], nouvelle première ministre, d’annuler la hausse des frais de scolarité. L’ASSE affirme cependant «rester vigilante». En se souvenant avec fierté du «printemps érable».

Marie Voirol

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Notre réplique

Québec: un débat nécessaire – à propos de la démocratie et de la «violence»

En date du 31 octobre, l’édition en ligne du journal des étudiant·e·s de l’Université de Fribourg, Spectrum, a publié un compte-rendu de la soirée organisée par le Cercle La brèche sur le thème de Quelles suites au printemps érable? Katherine Ruault, secrétaire à la coordination de la CLASSE (Coordination large de l’Association pour une solidarité syndicale étudiante), a présenté l’évolution et les questions auquel le mouvement étudiant qui s’est déroulé entre février et septembre 2012 a été confronté.

Le fait qu’une publication adressée à tous les étudiant·e·s consacre un développement sur ce mouvement est à saluer: nous avons organisé cette tournée avec la conviction que ce dernier, au-delà de toutes les différences (voir notre communiqué sur le blog en date du 4 novembre), soulève des questions sociales, politiques et économiques qui tendent à être aujourd’hui communes à un nombre croissant d’étudiant·e·s de par le monde. Des questions qui, en réalité, ne se limitent d’ailleurs pas à la seule «question étudiante» puisque, en creux, c’est de la société dans son ensemble qu’il est question.

Le compte-rendu de Spectrum soulève toutefois quelques questions qu’il est nécessaire de débattre. Pour engager cette discussion, nous publions les points suivants:

Il existe une «vision de la démocratie» assez communément répandue en Suisse. Elle repose sur une certaine réalité (succession bien réglée et tempérée d’élections et de votations, de référendums et d’initiatives) où les débats et l’affirmation de l’existence d’intérêts sociaux divergents s’effacent largement sous ce qu’on appel le consensus. Le cadre de cette démocratie – dont nous défendons certains principes, d’ailleurs souvent contre ceux qui se font les apologues de celle-ci, avec la volonté d’œuvrer à ce qu’ils soient étendus à toutes et tous les habitant·e·s de ce pays – n’est par contre jamais interrogé et réfléchi, elle est considérée comme un donné éternel (sous la forme de la fiction de la «plus vieille démocratie du monde») et immuable.

Il n’est pourtant aujourd’hui pas inutile de rappeler que plus d’un quart de la population de ce pays est privé des droits politiques ainsi que, diversement, de nombreux autres droits. En outre, vastes sont les domaines, dont celui de l’entreprise, qui restent imperméables à la démocratie. Nous ne nous étendrons pas ici sur la question des inégalités.

2° Dans un pays qui a connu fort peu de mouvements sociaux, il est normal que le fonctionnement de démocratie directe d’un mouvement étudiant massif surprenne. Cela est encore plus compréhensible lorsque l’on connaît la manière dominante d’enseigner les «sciences politiques» à l’université où les «acteurs sociaux» prennent une place bien attribuée sur des abscisse et des ordonnées (certes, cela peut être aujourd’hui complexifié par une représentation sur des polygones…). Cette vision fixiste est bien peu propice à saisir le changement; l’histoire et les conflits sociaux n’ont alors guère d’existence. L’émergence de la «vision démocratique suisse» n’a pourtant échappé ni à l’une, ni aux autres: elle a été instaurée par des révolutions politiques et une guerre civile (Fribourg en sait quelque chose!) au cours de la première moitié du XIXe siècle, et son contenu n’a eu de cesse d’être modifié sous son influence, même sous couvert du «consensus».

Les pratiques démocratiques du mouvement étudiant québécois ne sont pourtant pas très différentes des modalités qui en ont animé d’autres. Si l’on reste sur le terrain des luttes étudiantes, on se rappellera le mouvement contre le contrat première embauche (CPE) en France (2006) ou le mouvement étudiant chilien (2011) au cours duquel les étudiant·e·s en lutte, dans le cadre d’assemblées générales où peuvent s’affronter différentes options, décident des actions, des formes et de la poursuite de leurs luttes. C’est là une «vision démocratique» qui repose sur la conviction que c’est par une participation large et par les discussions dans l’action qu’un mouvement progresse. Certes, cela est très différent de ce qui se produit en Suisse où ce genre de situations ne s’est, en réalité, jamais présenté et où semble dominer le désintérêt des questions sociales, économiques, politiques et culturelles qui nous touchent pourtant toutes et tous. Cela n’a pourtant rien d’inéluctable.

4° La «question de la violence» semble bien mal comprise. En vertu du principe de «démocratie directe par les assemblées générales», les porte-paroles du mouvement (la composante de la CLASSE, pour être plus exact) n’étaient pas autorisés à prendre position sur une question qui n’avait pas été tranchée lors d’une discussion. Elles et ils n’étaient que les mandataires, provisoires, de ces assemblées et devaient en représenter les discussions et les positions. C’est là encore une conception qui tranche avec ce que l’on connaît habituellement où un mécanisme de «sélection des représentant·e·s» d’une lutte, d’une cause, etc. se réalise, notamment par le biais des médias. C’est afin d’éviter une expropriation des discussions et des décisions que ce fonctionnement a été adopté. Les journalistes, décontenancés par ces principes, ne pouvaient guère comprendre qu’à une interrogation sur la violence, des porte-parole du mouvement répondent que la question n’ayant pas été traitée lors des assemblées générales, ils n’étaient pas habilités à prendre position…

5° Plus largement, la CLASSE a refusé de tomber dans le piège permanent qui est bâti par les médias dominants et par l’Etat, celui de la «violence». En effet, afin de décrédibiliser un mouvement, de ne jamais débattre de ses objectifs et de ses propositions, on se concentre sur «la violence»: pourquoi n’est-elle pas condamnée?

Il suffit de voir le traitement qui est fait de n’importe quelle lutte – même petite – au cours des derniers mois pour vérifier cela. Des mouvements pacifiques (les péruviens qui se battent contre un projet minier gigantesque bouleversant les structures sociales et économiques d’une région entière, ainsi que ses ressources en eau; les manifestant·e·s de Grèce qui refusent d’être écrasé par des plans d’austérité aux conséquences sociales sans précédent en Europe depuis les années 1930, pour ne citer que deux exemples) voient les questions qu’ils soulèvent et les mesures – qui affectent directement leurs vies – qu’ils combattent être éclipsées par cette question de la «violence».

En refusant de répondre aux médias sur cette question, la CLASSE a évité de tomber dans ce piège et fait en sorte que soient largement discutées dans la société leurs propositions. Des propositions qui contestaient le caractère prétendument nécessaire des hausses des frais de scolarité en montrant qu’un financement différent (rapport des cadeaux fiscaux faits aux hauts revenus, répartition différentes des budgets, etc.) des universités permettait même d’envisager la gratuité scolaire.  En affirmant que les besoins sociaux en matière d’éducation devaient être débattus et décidés démocratiquement, que les décisions en cette matière ne pouvaient être confiés à une couche étroite de «décideurs» (en fait, le personnel politique de la classe dominante) et aux nécessités implacables du «marché», elles et ils ne faisaient qu’une seule chose: un acte politique. N’est-ce pas là la définition même de la démocratie?

La question de la «violence» telle que soulevée généralement – et ici, le compte-rendu de Spectrum n’y échappe pas – mentionne exclusivement les «violences» perpétrées par le mouvement. Or, pourquoi n’est-il pas mentionné que plus de 3000 étudiant·e·s ont été arrêté·e·s au cours du mouvement, que des charges sont retenues contre nombre d’entre eux, que deux manifestant·e·s ont perdu chacun l’usage d’un œil en raison des violences policières? Pourquoi ne pas parler de la loi 12 passée au Parlement en mai par le gouvernement libéral de Jean Charest? Une loi autoritaire et antidémocratique (au contenu largement similaire à la nouvelle loi genevoise sur les manifestations, soit dit en passant) qui a été condamnée par le Bâtonnier du Québec, un grand nombre de juristes et même la déléguée des Nations Unies aux droits humains? Par son silence, l’article de Spectrum témoigne d’une singulière «vision»: la violence institutionnelle et policière n’occupe aucune place et n’est pas condamnée. Une condamnation de bris de vitres qui ne s’accompagne pas d’une condamnation plus grande de cette violence-là, car elle sévit à une échelle autrement plus grande et avec des conséquences ô combien plus fortes!, a peu de valeur d’un point de vue démocratique…

L’un des anciens porte-paroles de la CLASSE, Gabriel Nadeau-Dubois, a été condamné, le 2 novembre dernier, pour «outrage à tribunal» car il a appelé à désobéir à la loi 12. Cette pratique de l’Etat et d’une partie de son appareil juridique (on a vu qu’un nombre important de juristes, y compris au plus haut niveau, a condamné cette loi – chose que l’on aimerait parfois observer en Suisse…) est commune: la criminalisation des mouvements sociaux et de leurs revendications. Elle a d’autant plus de latitude que «l’opinion» est labourée par les «condamnations de la violence» que nous avons décrites. Une solidarité des associations étudiant·e·s, y compris en Suisse, devrait pourtant s’engager en faveur des étudiant·e·s poursuivi·e·s au Québec…

Une formule contenue dans les attendus de la condamnation de Gabriel Nadeau-Dubois est significative et mérite d’être discutée au regard de notre propos. Elle cite le président des Etats-Unis John F. Kennedy (1960-1963) qui disait qu’une nation «repose sur le principe que l’observance de la loi est le rempart éternel de la liberté, et que le défi à la loi est le plus sûr chemin menant à la tyrannie.» Le juge, qui, pris dans son œuvre répressive, ne s’en préoccupe naturellement pas, ne mentionne pas d’où est issu cette formule [1]. Il s’agit d’une déclaration contre les suprématistes blancs du Sud des Etats-Unis qui firent tout (ce qui comprend la destruction de bâtiments et d’Eglises des communautés Afro-Américaines ainsi que des meurtres) pour empêcher la déségrégation des écoles en vertu d’une décision rendue par la Cour Suprême en 1954 ainsi que le combat des Afro-Américains pour leurs droits civils et politiques. Pourtant, cette décision rompait avec une autre, qui a prévalu durant près de 60 ans, connue sous le nom de «séparés mais égaux». Elle légitimait une ségrégation à tous les niveaux des Afro-américains dans le Sud. En vertu du principe énoncé par Kennedy, et repris par le juge québécois, cette loi aurait-elle dû être considérée comme le «rempart éternel de la liberté» et être défendue bec et ongles lorsqu’elle était valide? La référence à d’autres dispositions légales prises par un Etat à travers l’histoire n’ont sans doute pas besoin d’être mentionnée à l’appui de cette question.

En outre, la déclaration de Kennedy prend place après qu’il ait été forcé – et son implication a toujours été trainante et avec l’objectif de diriger l’engagement croissant des Afro-Américains pour leurs droits dans les canaux du Parti démocrate afin de tenter de le contrôler – par un mouvement massif des Afro-Américains à agir contre certains éléments de la ségrégation.

Nous touchons là à des questions qui ne sont pas sans implication aujourd’hui: doit-on défendre une loi et les pratiques d’un Etat indépendamment de son contenu et de ce qu’il fait? En Suisse, les nouvelles dispositions en matière d’asile tout comme le refus d’introduire des dispositifs de protection des travailleurs et travailleuses sur les lieux de travail sont deux exemples qui appellent à réfléchir. L’introduction d’une disposition vague en «défense de l’ordre universitaire», ouverte au plus grand des arbitraires, dans le projet de nouvelle Loi de l’Université de Fribourg est un autre exemple sur lequel Spectrum et l’ensemble des étudiant·e·s pourraient méditer et envisager d’agir.

Il ne s’agit pas d’une réflexion académique et intellectuelle. En ces temps de crises, c’est une obligation pour nous, étudiant·e·s, de réfléchir à cela et d’apporter notre contribution à la défense de la liberté, de l’égalité et des droits démocratiques.

Cercle La Brèche, 5 novembre 2012

[1] Elle a été prononcée lors d’une allocution diffusée à la radio et à la télévision le 30 septembre 1962 lorsque une foule de Blancs tenta d’empêcher James Meredith, un Afro-Américain de 29 ans, d’étudier à l’Université du Mississippi (il fut le premier Noir de cette université). Le gouvernement fédéral dû intervenir massivement en faisant appel à l’armée. On peut lire et écouter le discours original de Kennedy sous ce lien: http://www.jfklibrary.org/Research/Ready-Reference/JFK-Speeches/Radio-and-Television-Report-to-the-Nation-on-the-Situation-at-the-University-of-Mississippi.aspx