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Québec : un mouvement étudiant qui met en question le néo-libéralisme

Ce mardi 22 mai 2012, 250’000 manifestant·e·s ont défilés dans les rues de Montréal, au Canada, la plupart arborant un carré rouge de tissu en signe de solidarité et de revendication contre la hausse des taxes scolaires [1]. Cette manifestation se faisait sous le slogan de 100 jours de grève, 100 jours de mépris.

100 jours de grève : car le Québec connaît depuis le 13 février une lutte étudiante massive, qui a notamment vu plus de 200’000 personnes manifester le 22 mars dernier. Ce mouvement a pour objet de contester l’augmentation des taxes universitaires annuelles, prévues sur cinq ans, de 2168 à 3793 dollars canadiens, soit un équivalent de 2000 à 3500 francs. Pour donner une idée de ce que représente cette augmentation, dans une région où le salaire minimum horaire s’élève à 9,90 dollars canadiens, cela signifierait, à ce taux, onze semaines de travail (calculées sur 35 heures hebdomadaires) pour financer un «droit d’entrée annuel» aux études supérieures. Ces frais, déjà élevés, ont été triplés au début des années 1990 puis à nouveau augmentés en 2007 (et déjà contestés en 2005 par un fort mouvement étudiant) par l’actuel premier ministre, et «ministre de la jeunesse», Jean Charest (membre du parti libéral du Québec). Cette augmentation a pour conséquence, à l’instar de ce qui se passe dans de nombreux pays européens, de faire croître la proportion d’étudiant·e·s ayant recours à l’endettement pour étudier. Sans parler de ceux et celles qui renoncent aux études. Ainsi, selon la Fédération étudiante universitaire du Québec (FEUQ) : « sur l’ensemble de la population étudiante à temps plein au premier cycle, 65 % s’endettent d’un montant moyen de 13 967 $[canadiens, soit près de 13’000 francs], et un étudiant sur quatre accumule plus de 20 000 $ [18’6000 francs] de dettes. De plus, 35 % des étudiants s’endettent auprès d’institutions financières d’un montant moyen de 8 043 $ [7480 francs].»

100 jours de mépris : car, depuis le début, le gouvernement a refusé de recevoir les étudiant·e·s et leurs représentant·e·s. Il a tout au plus «aménagé» ses augmentations, notamment en l’étalant sur huit ans  et en proposant un «remboursement proportionnel au revenu» dont le but est de permettre à un nombre plus important d’étudiant·e·s d’avoir recours à… des prêts aux études. Pire, le jeudi 17 mai, le gouvernement a soumis au parlement une loi liberticide intitulée «loi permettant aux étudiants de recevoir l’enseignement dispensé par les établissements de niveau postsecondaire qu’ils fréquentent», connue aussi comme «loi pour la paix et l’ordre» [2]. Cette loi spéciale, la loi 78, a été adoptée, après 20 heures de débats continus, le vendredi 18 mai en fin d’après-midi (68 voix contre 48). Elle contient notamment les dispositions suivantes:

– la suspension du trimestre d’hiver dans les universités et les collèges d’enseignement général et professionnel (cégeps) où les cours ont été interrompus (soit 14 cégeps et des facultés de 11 universités, dans lesquelles plus de «30% de la clientèle inscrite» a participé à la grève), différant la reprise des cours à la mi-août avec l’obligation d’achever ce semestre au 30 septembre;

– l’obligation d’informer la police de la tenue, du parcours et du contenu de toute manifestation réunissant plus de 10 personnes dans les huit heures qui la précède, l’interdiction de rassemblement qui «entrave» les cours au sein de l’établissement ou dans un périmètre de 50 mètres;

– des amendes contre les contrevenants à cette loi allant d’un minimum de 1000 dollars, pour un individu, à un maximum de 125’000 dollars canadiens, pour une association étudiante (soit 920 à 116’000 francs);

– la menace de suppression du versement des cotisations des établissements universitaires aux associations étudiantes si ces dernières empêchent la «fourniture des services» universitaire (une terminologie qui parle d’elle-même sur la conception en cause de l’éducation) ainsi qu’une responsabilisation civile des associations si des «dégradations» et des «préjudices» interviennent lors d’une action engagée par une association étudiante. Cette coresponsabilisation est formulée ainsi: «Quiconque aide ou amène une autre personne à commettre une infraction visée par la présente loi commet lui-même cette infraction et est passible de l’amende prévue […]»

Cette loi a été présentée par le premier ministre en ces termes : elle «est juste parce qu’elle permettra de faire retomber la poussière [du mouvement] tout en encadrant le droit de manifester, comme cela se pratique dans de nombreux pays» (La Presse canadienne, 22 mai). Le fait qu’elle ait été «adoptée par un parlement élu démocratiquement» amène les partis parlementaires qui y étaient opposés à appeler à son respect et à sa contestation sur le plan judiciaire. Il y a donc un refus de soutenir une campagne de «désobéissance civile» face à celle-ci, bien que de nombreux participant·e·s à la manifestation du 22 mai ont soutenu qu’elle constituait en elle-même une démonstration du caractère inapplicable de cette loi puisqu’elle violait les dispositions de cette loi. Quoi qu’il en soit, cette loi a suscité une vague de protestations sans précédent, allant d’une prise de position du bâtonnier du Barreau du Québec, Louis Masson, en passant par Amnestie [3], un groupe d’historiens ou encore un groupe anonymous qui s’est lancé dans une attaque de sites internet gouvernementaux.

Ces oppositions multiples renforcent les manifestant·e·s et les grévistes dans leur mouvement contre la hausse des frais scolaires. Plus important, l’obstination du gouvernement et sa réponse sur le seul terrain sécuritaire et liberticide a étendu la contestation à d’autres domaines, posant en des termes claires l’opposition entre ces mesures néo-libérales et antipopulaires, d’un côté, et, de l’autre, la satisfaction de besoins traduits en droits, de l’éducation à la liberté d’association et de manifestation

Nous reproduisons ci-dessous plusieurs documents autour de ce mouvement et de la contestation de la loi 78. On peut également consulté le site de la principale association étudiante investie dans ce mouvement :

http://www.bloquonslahausse.com/la-classe/ et son argumentaire contre les hausses d’écolage : http://www.bloquonslahausse.com/materiel-dinformation-2/argumentaire/

(Note introductive rédigée par le Cercle La brèche)

[1] Voir le compte-rendu donné de cette manifestation par Le Devoir, accompagné de photographies : http://www.ledevoir.com/societe/education/350682/loi-78-la-rue-choisit-la-desobeissance-pacifique

[2] On peut en lire le texte sous ce lien :

http://www.lapresse.ca/actualites/dossiers/conflit-etudiant/201205/17/01-4526386-projet-de-loi-78-pour-la-paix-et-lordre.php?utm_categorieinterne=trafficdrivers&utm_contenuinterne=cyberpresse_vous_suggere_4526572_article_POS1

A noter que le projet initial de cette loi contenait des mesures liberticides encore plus sévères : dont l’interdiction de porter des masques lors des manifestations, la durée illimitée de la loi (celle qui a été adoptée a une durée limitée fixée au 1er juillet 2013, cette limitation a été suggérée par les conseillers juridiques du gouvernement québécois afin de pouvoir faire «passer la pilule»), au lieu de la suppression du versement des cotisations aux associations il était prévu de ne plus les reconnaître, etc. Voir : http://www.lapresse.ca/actualites/dossiers/conflit-etudiant/201205/22/01-4527670-loi-dexception-la-premiere-version-etait-plus-draconienne.php?utm_categorieinterne=trafficdrivers&utm_contenuinterne=cyberpresse_lire_aussi_4526386_article_POS2

[3] http://www.amnistie.ca/site/index.php?option=com_content&view=article&id=17683:une-derive-dans-la-protection-des-droits-fondamentauxn-amnistie-internationale-soppose-a-ladoption-du-projet-de-loi-78&catid=27:communiqulocaux&Itemid=73

Nous sommes tous étudiants! – Manifeste des professeurs contre la hausse (14 mars 2012)

Nous, professeurs qui souhaitons léguer un savoir à tous ceux et celles qui désirent s’instruire, appuyons les étudiants en grève dans leur défense démocratique de l’accessibilité aux études universitaires et dans leur opposition justifiée à la marchandisation de l’éducation. Nous disons à cette jeunesse étudiante qui se tient debout qu’elle n’est pas seule.

Au-delà des revendications légitimes liées à la précarité de la condition étudiante, c’est l’avenir de l’éducation et de la société québécoise qui est en jeu dans le conflit qui oppose les étudiants au gouvernement. Cette grève s’inscrit dans le prolongement des nombreuses contestations qui ont émergé au cours des dernières années à l’égard de la subordination du bien public aux intérêts privés avec le concours d’un État scandaleusement complaisant.

Une hausse qui appauvrit l’éducation

L’enjeu le plus immédiat du conflit actuel est bien entendu la hausse des droits de scolarité. Cette augmentation de 75 %, rappelons-le, succède à celle de 30 % imposée depuis 2008. En plus d’être draconiennes, ces augmentations s’inscrivent dans une logique de privatisation du financement de nos services publics. Parmi ses conséquences les plus évidentes, on peut prévoir un accroissement substantiel de l’endettement étudiant, comme on le constate dans le reste du Canada et dans l’ensemble du monde anglo-saxon, ainsi qu’une diminution significative de l’accessibilité aux études.

Cette privatisation du financement de l’université, reposant sur une prémisse néolibérale, affuble l’étudiant d’un statut de client. Afin de rentabiliser son investissement, celui-ci sera tenté de choisir son domaine d’étude en fonction de sa capacité de payer et du potentiel d’employabilité que lui confère sa formation. La logique de l’endettement l’enrégimente de facto dans l’univers financier, soumet ses décisions au banquier. L’étudiant deviendra ainsi un agent de reproduction de l’ordre social plutôt qu’un citoyen participant pleinement à l’évolution de sa société. Ce sont la liberté académique et toute la dimension critique de la formation universitaire qui semblent frappées de caducité.

Le discours des libéraux, des adé/caquistes [Action démocratique du Québec et Coalition avenir Québec, deux partis de droite qui ont fusionné en février 2012] et des administrateurs d’universités prétend que la hausse permettra de résoudre le problème de «sous-financement» des universités québécoises. Or il faut plutôt parler de «malfinancement» lorsqu’on considère l’immense transfert de fonds jadis dédiés à l’enseignement et à la recherche fondamentale vers les investissements en immobilisation, la recherche privée, la publicité et le financement d’une puissante bureaucratie. En ce sens, l’enjeu central concerne moins le sous-financement que ce que nous choisissons de financer dans nos universités. À quel point sommes-nous prêts à sacrifier les filières jugées non rentables, à réduire l’accessibilité aux études afin de répondre à l’appétit sans fin des conseils d’administration?

D’une révolution à l’autre

Le débat sur la hausse des droits de scolarité laisse entrevoir une opposition entre différents modèles éducatifs. D’ailleurs, le ministre des Finances, Raymond Bachand, évoque une «révolution culturelle» lorsqu’il s’attaque aux acquis de la Révolution tranquille en ramenant les droits de scolarité à ce qu’ils étaient avant 1968, lorsque l’université était essentiellement réservée à une élite masculine. La création d’un système d’éducation plus égalitaire, tel que nous l’avons connu jusque dans les années 1990, fut l’aboutissement d’un large débat collectif qui s’est exprimé notamment à travers la Commission Parent et la vitalité du mouvement étudiant d’alors.

Nous constatons aujourd’hui que la révolution conservatrice mise en place par le gouvernement libéral ne résulte d’aucun débat et qu’elle nous est présentée comme une fatalité. Est symptomatique à cet égard le Pacte sur le dégel des droits de scolarité présenté en 2010. Celui-ci s’appuyait sur un simulacre de consensus donnant en spectacle les représentants de la Chambre de commerce, du Conseil du patronat, des think tanks néolibéraux (IEDM, CIRANO), et était animé bien entendu par le chantre des lucides, Lucien Bouchard lui-même. La négation de toute forme d’opposition et de dialogue a ouvert la voie aux politiques budgétaires de Raymond Bachand tout comme les injonctions des «banksters» ont imposé des politiques d’austérité ici et là dans le monde.

Par conséquent, il nous faut considérer le mouvement étudiant et ses revendications comme une voix de résistance. Depuis plusieurs années, les étudiant·e·s présentent une analyse intelligente des enjeux liés à l’éducation post-secondaire et réclament un débat de société sur l’avenir de l’éducation. À cette demande a été opposé un refus dogmatique d’ouvrir le dialogue et de reconnaitre les étudiants comme des interlocuteurs légitimes. Cette attitude de fermeté explique le fait que le débat s’exprime aujourd’hui dans la rue. La répression policière violente à l’endroit des étudiants est la matérialisation du mépris à l’égard de ceux et celles qui luttent, de façon souvent imaginative, pour défendre ce qu’ils savent être précieux pour chacun de nous: l’éducation comme bien public.

Tous unis contre la hausse

Considérant que la hausse des droits de scolarité masque une privatisation en cours du financement des universités, qu’elle remet en question l’universalité comme modèle d’accessibilité aux études supérieures et qu’elle contribue à la transformation des institutions du savoir en simples organisations marchandes, nous pensons que la grève générale illimitée est un moyen justifié dans les circonstances et que les revendications étudiantes concernant le gel des droits de scolarité et la gratuité scolaire sont légitimes.

Les étudiants nous invitent à construire un nouvel imaginaire politique permettant de réactualiser les bases démocratiques et modernes du système éducatif et de toute la société québécoise. Dans cette perspective, nous recevons leur appel à une mobilisation générale comme une invitation à défendre non seulement le droit à l’éducation supérieure mais aussi la portée civilisationnelle de l’université. À titre de professeurs, nous répondons: nous sommes tous étudiants!

Auteurs

Benoit Guilmain, Collège Édouard-Montpetit
Anne-Marie Le Saux, Collège de Maisonneuve
Stéphane Thellen, Cégep du Vieux Montréal

Premiers signataires

Normand Baillargeon, Université du Québec à Montréal
Mario Beauchemin, Président de la FEC-CSQ
Claire Fortier, Collège Édouard-Montpetit
Isabelle Fortier, École nationale d’administration publique
Gilles Gagné, Université Laval
Frédéric Julien, Collège Édouard-Montpetit
Anna Kruzynski, Université Concordia
Benoit Lacoursière, Collège de Maisonneuve
Diane Lamoureux, Université Laval
Georges Leroux, Université du Québec à Montréal
Karim-Mathieu Lapierre, Cégep de St-Jérôme
Michèle Nevert, Université du Québec à Montréal, présidente du SPUQ
Jacques Pelletier, Université du Québec à Montréal
Martin Petitclerc, Université du Québec à Montréal
Guy Rocher, Université de Montréal
Cécile Sabourin, Université du Québec à Trois-Rivières
Jean Trudelle, Collège Ahuntsic, président de la FNEEQ-CSN
Louise Vandelac, Université du Québec à Montréal

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La loi 78 ou l’asservissement de l’université québécoise

Par Piroska Nagy, professeure d’histoire du Moyen Âge à l’UQAM (Université du Québec à Montréal). [publié le 19 mai 2012 sur le site mediapart]

Aux yeux des Européens, le Canada avait, jusqu’à récemment, plutôt bonne presse en termes de démocratie, et le Québec a toujours eu toujours la réputation d’une province à part, la plus à gauche du pays, comme la côte Est des États-Unis face au Sud conservateur. Que reste-t-il de tout cela au lendemain du vote de la loi spéciale [1], « destinée à mater le mouvement de grève » des étudiants en cours depuis la mi-février, d’après les grands titres de Radio-Canada ? Mais surtout, comment et pourquoi en est-on arrivé à une loi brimant la démocratie, qui reconnaît par son existence même la dégénérescence de la grève étudiante en une grave crise sociale ?

Commençons par la fin. La loi 78, votée ce 18 mai au soir, vise en principe le retour en classe des plus de 150 000 étudiants après trois mois de grève, voire quatorze semaines pour certains. Elle « suspend » le trimestre d’hiver, qui doit reprendre… fin août, afin de laisser le temps « pour apaiser les esprits ». Elle le fait en apportant des limitations importantes au droit d’association, au droit de manifestation, et recourt même à la justice pénale contre les récalcitrants. Avant même sa promulgation, de nombreuses voix se sont élevées contre la loi, dont celle du Barreau du Québec, de la Fédération québécoise des professeurs d’université, et j’en passe, pour souligner sa nature anti-démocratique, anti-constitutionnelle. Une loi digne de la Grande noirceur [2], des républiques bananières ou de la Corée du Nord, selon les commentateurs : si la grève étudiante a polarisé les sensibilités, la loi indigne même les plus pacifiques. Selon la lettre ouverte d’un groupe d’historiens québécois, la loi «remet en cause le principe de la primauté du droit dans la résolution des conflits, comme le souligne le Bâtonnier du Québec dans son communiqué du 18 mai. En effet, dans sa forme actuelle, le projet de loi 78 limite clairement le droit de manifester pacifiquement de tous les citoyens et sur tous les sujets. Il entrave de manière importante la liberté académique dans un milieu universitaire. Il suspend des recours juridiques légitimes et renverse le fardeau de la preuve qui rend les associations d’étudiants et les syndicats responsables d’actes commis par autrui. Enfin, il sanctionne lourdement les citoyens ainsi que les associations étudiantes et syndicales qui ne se conformeraient pas aux dispositions de cette loi d’exception» [3].

Outre son volet antidémocratique, le volet règlementaire de la loi 78 a l’extrême avantage d’être fort probablement inapplicable. En effet, une des nouveautés historiques du conflit étudiant le plus dur que le Québec ait connu était sa judiciarisation, comme une importation de la dérive individualiste américaine. Des étudiants opposés à la grève votée par leur propre association sont allés la contester au tribunal, seuls ou en petits groupes, au nom de leur droit à recevoir l’instruction à laquelle ils étaient inscrits. Ils faisaient donc valoir leur droit individuel face au droit des associations, de la collectivité – et ceci, non sans succès : le plus souvent, les tribunaux sommaient alors par injonction l’établissement ou les professeurs de dispenser les cours prévus. Le hic : l’impossibilité évidente de réunir des conditions de sécurité, des conditions pédagogiques suffisantes pour la tenue des cours, lorsqu’une bonne partie des étudiants tiennent à la validité de leur vote de grève collective, et que les professeurs, au nom de la démocratie, le plus souvent les épaulent. Des dizaines d’injonctions accordées ont échoué, dans les dernières semaines ; très peu ont pu être appliquées, très peu de cours ont repris sous injonction. En revanche, les professeurs se sont aussi révoltés contre cette dérive par laquelle les étudiants « socialement responsables », autrement dit favorables à la hausse, cherchaient à régler le conflit autrement que par la voie démocratique et politique. Or la loi spéciale recourt à la même idée : sommer institutions et professeurs de dispenser les cours – certes, pas dans l’immédiat, mais à la fin du mois d’août… mais pourquoi la grève, faute d’avancées sur les revendications, ne reprendrait-elle pas alors ? Bien sûr, la loi donne la réponse : parce qu’elle sera interdite… et les associations étudiantes qui l’ont promue, brimées [4].

Car s’il y a bien une chose que le gouvernement libéral n’a pas faite depuis quatorze semaines, c’est d’envisager démocratiquement le conflit, sur le terrain politique, en discutant avec les associations étudiantes du fond du problème, et cela d’égal à égal. La loi spéciale n’est que le dernier acte d’une pièce de théâtre bien orchestrée, diffusée scène après scène depuis trois mois aux Québécois par le gouvernement et les grands médias. Jean Charest n’a jamais pris la peine de rencontrer les étudiants, ni même de s’adresser à eux publiquement. Pendant plus de dix semaines, le gouvernement n’a pas daigné communiquer de quelque façon que ce soit avec les 200 000 étudiants en grève. En revanche, la présence et l’intervention fréquemment brutale de la police pendant les manifestations, devenues quotidiennes, avec poivre de Cayenne, bombes sonores, gaz lacrymogène, matraques, balles de plastique et arrestations fréquentes ont largement contribué à envenimer la situation. Pendant ce temps, la plupart des grands médias et les politiques libéraux criminalisaient cette lutte clairement sociale, en stigmatisant publiquement les « violences » survenues lors des manifestations, et tout particulièrement les perturbations économiques, à savoir la seule arme efficace des étudiants face à un gouvernement qui faisait la sourde oreille. Durant les deux rondes de négociations aussi tardives que pipées, le gouvernement a refusé d’aborder la question de fond : la hausse des frais de scolarité – tout en criant haut et fort que l’impossibilité des négociations était due à l’intransigeance des étudiants, aux violences dans la rue… Cependant le mouvement étudiant a démontré une formidable unité : face aux tentatives de division des associations étudiantes, comme aux autres manœuvres de diversion, les leaders et leurs bases ont répondu avec une maturité remarquable. Et cependant toujours, les libéraux ont persisté dans leur réponse : dompter, soumettre le mouvement par tous les moyens, par le recours à la justice, à la loi et à la police. Pas de discussion démocratique, d’écoute de la volonté de la population étudiante, encore moins de la réflexion sur le devenir de l’université.

Les raisons? La première est d’ordre électoraliste. Jean Charest [] et le PLQ [Parti libéral québecois]  comptent sur cette fermeté pour redorer leur blason, souillé par diverses affaires au cours des dernières années qui ont largement remis en cause leur légitimité, y compris vis-à-vis de leur propre électorat. Ceci en vue des élections qui doivent se tenir en 2013 – et qu’il leur sera fort difficile de gagner. Le Québec verra bien, et décidera même, si la fermeté qui outrepasse les limites de la démocratie paye, ou si par le mépris des étudiants, par l’arrogance face à une partie de la population, couronnés par cette loi autocratique, Charest creuse sa propre tombe.

Une deuxième raison, bien plus profonde, d’un tel manque de volonté de négocier : la pensée unique, et en l’espèce le mantra néolibéral de l’utilisateur-payeur. Chaque étudiant doit payer « sa juste part », répète le gouvernement – ce qui signifie pour beaucoup s’endetter à vie. Il n’est pas rare, avant même la hausse, de rencontrer des étudiants de 25 ans avec 30 000, voire 50 000 dollars de dettes, contractées pour faire leurs études. Autant dire, contracter un esclavage aux banques, avant même de décrocher un vrai travail. La fameuse hausse tant voulue ne profitera, bien sûr, qu’aux banques et non aux universités, puisqu’elle est censée compenser le désengagement de l’État du financement de celles-ci. Et pour le cas où l’on n’aurait pas compris l’esprit dans lequel le gouvernement et les recteurs qui le soutiennent pensent l’éducation, rappelons cette innovation de vocabulaire, répétée encore et encore pendant la grève : la « clientèle étudiante », pour reprendre le langage des administrations universitaires, n’est pas en grève mais « boycotte » les cours, puisque ce n’est pas un rapport collectif de travail… mais un lien individuel de consommation.

Dans de telles conditions, il est bien clair que le gouvernement veut à tout prix éviter ce que les étudiants et professeurs réclament depuis des années, et en particulier pendant la grève : un moratoire sur la hausse des droits de scolarité et l’organisation d’États généraux de l’université qui poserait, nécessairement, la question de la finalité de l’enseignement universitaire – et celle d’autres modèles possibles, arrimés à d’autres modèles de société. Car si la révolte est telle au Québec face à la hausse, que même les parents d’élèves, avocats, médecins et retraités portent le carré rouge en signe de solidarité avec les étudiants en grève et manifestent, c’est que l’université marchandisée (5) remet en cause un des principaux acquis de la Révolution tranquille : l’accès des francophones pauvres à l’université, avec une politique qui visait, au départ, la gratuité. L’enjeu académique est donc non seulement politique mais également identitaire et culturel, au Québec, et explique pourquoi des centaines de milliers de personne descendent dans la rue le 22 de chaque mois de ce printemps, jours des manifestations nationales. Ce n’est pas un hasard non plus si les collèges et universités anglophones ont à peine participé au mouvement du « printemps d’érable ».

Il peut alors être utile pour le monde académique, pour toute cette génération de jeunes refusant l’ordre mondialisé néolibéral, de recourir à la mémoire historique. À l’origine de la fondation de l’université de Paris, il y eut une association jurée d’intérêts communs, l’universitas formée ensemble par les étudiants et les maîtres à l’aube du XIIIe siècle, pour défendre leurs droits et leur autonomie intellectuelle face aux autorités de l’Église, de la royauté et de la ville. De cette association professionnelle, l’institution qu’on connaît n’est née que peu à peu, à travers d’âpres luttes avec les pouvoirs. La Grande Grève de l’Université de Paris, qui a duré de 1229 à 1231, où maîtres et étudiants ont fait sécession de la ville pour tenir les cours ailleurs (!), s’est terminée par l’octroi par le pape Grégoire IX de la Bulle Parens Scientiarum le 13 avril 1231 (6), reconnaissant de manière définitive l’autonomie juridique et intellectuelle de l’université. Ne serait-ce pas alors aux professeurs et étudiants ensemble d’organiser les États généraux que recteurs d’université et gouvernement tentent de toutes leurs forces d’éviter ? Montrer que les cours peuvent se tenir quand il y a un consensus entre étudiants et maîtres sur la finalité de leur travail commun ?

[1] En attendant que la loi acceptée soit publiée, le projet de loi peut être téléchargée à http://www.lapresse.ca/actualites/dossiers/conflit-etudiant/201205/17/01-4526386-projet-de-loi-78-pour-la-paix-et-lordre.php

[2] L’époque de conservatisme et de cléricalisme durcissant entre la fin de la Deuxième guerre mondiale et le début de la Révolution tranquille, marqué par le gouvernement durable de Maurice Duplessis (1944-1959).

[3] http://www.ledevoir.com/societe/education/350481/une-loi-scelerate-et-une-infamie

(4) http://www.ledevoir.com/politique/canada/350531/la-fin-des-assos-etudiantes

[5] Voir É. Martin – M. Ouellet, Université inc. Des mythes sur la hausse des frais de scolarité et l’économie du savoir, Montréal, Lux éd., 2011.

[6] http://icp.ge.ch/po/cliotexte/sites/Arisitum/cdf/bul.html

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Une loi scélérate et une infamie – Manifeste d’historiens

Comme professeurs, historiens, qui ont documenté, avec d’autres, l’histoire politique du Québec, nous affirmons que rarement on a vu une agression aussi flagrante être commise contre les droits fondamentaux qui ont sous-tendu l’action sociale et politique depuis des décennies au Québec.

Le droit de libre expression, le droit de manifester, le droit d’association sont au cœur de notre démocratie. Ces droits civiques et politiques déterminent notre appartenance et notre participation à la vie de notre communauté politique. Ils permettent cette essentielle dissidence qui est au cœur de tout ce que le Québec a connu de changement dans son histoire, depuis les Patriotes jusqu’aux grandes luttes syndicales de la Révolution tranquille, en passant par les combats des femmes, des autochtones et des autres groupes de citoyens pour leur reconnaissance politique. Sans l’exercice de ces droits garantis notamment par les chartes, notre régime politique ne peut pas se réclamer entièrement de la démocratie.

Une démocratie au sens fort du terme exige de ses citoyens la capacité d’exercer pleinement leurs droits : c’est là l’assise de la primauté du droit en ce pays et l’objectif fondamental des luttes politiques au Québec depuis l’instauration du système parlementaire.

Odieux

Le mouvement étudiant, par son action depuis trois mois, n’a fait que reprendre le flambeau de cette exigence démocratique. Il est de plus odieux de voir un gouvernement l’utiliser comme cible de ses actions antidémocratiques, d’autant plus que la principale fonction de l’État démocratique est de garantir l’exercice de leurs droits et de leurs libertés.

Pis encore, le dernier geste de ce gouvernement, celui du projet de loi 78, remet en cause le principe de la primauté du droit dans la résolution des conflits, comme le souligne le bâtonnier du Québec dans son communiqué du 18 mai.

En effet, dans sa forme actuelle, le projet de loi 78 limite clairement le droit de manifester pacifiquement de tous les citoyens et sur tous les sujets. Il entrave de manière importante la liberté académique dans un milieu universitaire. Il suspend des recours juridiques légitimes et renverse le fardeau de la preuve qui rend les associations d’étudiants et les syndicats responsables d’actes commis par autrui. Enfin, il sanctionne lourdement les citoyens ainsi que les associations étudiantes et syndicales qui ne se conformeraient pas aux dispositions de cette loi d’exception.

Dans sa forme actuelle, le projet de loi 78 en discussion est une loi scélérate et une infamie. Nous en appelons à tous ceux et celles qui, dans ce pays, ont à cœur les libertés politiques fondamentales de se mobiliser contre cette agression contre nos droits et nos libertés.

Ont signé ce texte : François Guérard, Martin Petitclerc, Jean-Marie Fecteau, Martin Pâquet, Michel De Waele, Louise Bienvenue, Harold Bérubé, Aline Charles, Ollivier Hubert, Andrée Lévesque, Johanne Daigle, Brigitte Caulier, Florence Piron, Benoît Grenier, Donald Fyson, Thierry Nootens, Josette Brun, Guylaine Martel, Karine Hébert, Julien Goyette, Julien Prud’homme, Maurice Demers, Yves Gingras, Léon Robichaud, Sonya Roy, Masry Ann Poutanen, Patrick Baker, André Poulin et Catherine Ferland.