Par Dario Lopreno
Le « voile islamique », fétiche des islamophobes
Ces dernières années ont été marquées notamment par les campagnes de récolte de signatures et de votations sur les initiatives Contre la construction de minarets (acceptée en novembre 2009 par 57.5% des votants), Pour le renvoi des étrangers criminels (acceptée en novembre 2010 par 52% des votants), Contre l’immigration de masse (acceptée par 62% des votants), ainsi que la campagne de récolte de signatures de l’initiative Pour le renvoi effectif des étrangers criminels (156’000 signatures alors que 100’000 sont nécessaires) qui sera peut-être soumise au vote en 2015 encore. La première s’attaquait directement aux musulmans, les trois autres se sont attaqué à eux indirectement, dans le cadre de la campagne. Par exemple, le « criminel étranger » avait facilement un prénom et un aspect suggérant un Balkanique musulman, ou l’« immigration de masse » était mise en scène par un graphique indiquant « Bientôt un million de musulmans » avec, en surimpression, la même femme en burqa noire de l’affiche de l’initiative contre les minarets. [1]
Il y a eu aussi la votation au Tessin, en septembre 2013, de l’initiative Interdire la dissimulation du visage dans les lieux publics et ouverts au public, [2] nommée couramment «initiative anti-burqa», y compris par ses promoteurs, largement inspirée de la Loi française. [3] Lancée par une personnalité-locale-parti-politique, Giorgio Ghiringhello du groupe Il Guastafeste (le trouble-fête) (« voter pour la gauche signifie voter pour l’islam » est sa dernière consigne de non-vote pour les élections d’avril 2015) et soutenue par l’UDC, et par la Lega dei Ticinesi, l’initiative a été approuvée par 2/3 des votants. [4]Son caractère islamophobe est patent, ne serait-ce que parce qu’elle légifère sur l’interdiction d’un fantasme, la burqa, inexistante au Tessin. Le Conseil fédéral a publié un communiqué de presse en novembre 2014, exprimant à la fois que l’interdiction de se dissimuler le visage est « inopportune », compte tenu de l’insignifiance quantitative du problème, et que l’interdiction tessinoise est, malgré tout, conforme au droit fédéral. [5] Puis, en mars 2015, les deux conseils de l’Assemblée fédérale ont donné le feu vert à cette modification de la Constitution cantonale du Tessin sur cette question. [6] À l’heure actuelle, la mise en application de l’initiative ne prévoit pas d’exception pour les touristes voilées qui encourront donc également une amende. [7] Dans la mesure où les seules femmes en burqa venant au Tessin sont des riches touristes de passage, cela donne des sueurs froides aux entrepreneurs du tourisme et du commerce de détail de luxe du canton.
Moins d’un an après ce vote, la Cour européenne des droits de l’homme (CrEDH) a validé la Loi française interdisant la dissimulation du visage dans l’espace public, suite à un recours pour violation de la Convention européenne des droits de l’homme (CEDH), déposé par une Française défendant le port de la burqa et du niqab (voile intégral). [8] « Comme la loi française, la loi [tessinoise] ne cite pas la burqa ou le niqab, mais ce sont bien ces vêtements, ne laissant entrevoir que les yeux, qui sont visés », précise Humanrights.ch. [9] Il faut souligner toutefois que l’arrêt de la Cour européenne est très mesuré, ce qui est rarement souligné par ses commentateurs. [10] Bien que validant la loi en question, l’arrêt précise qu’« une interdiction absolue de porter dans l’espace public une tenue destinée à dissimuler son visage ne peut passer pour proportionnée qu’en présence d’un contexte révélant une menace générale contre la sécurité publique.» Il critique également, avec cette loi, une « ingérence permanente » dans les droits au respect de la vie privée et à la liberté de pensée, de conscience et de religion. La Cour européenne des droits de l’homme ajoute que moins de 2000 femmes portant le voile intégral sur 65 millions d’habitants en France, « il peut donc sembler démesuré de répondre à une telle situation par une loi d’interdiction générale.» En outre, la Cour se dit « très préoccupée » par les « propos islamophobes (ayant) marqué le débat qui a précédé l’adoption de la Loi ». Finalement, malgré ses réserves, la Cour valide malheureusement la Loi mais, à nouveau, elle le fait de manière nuancée, en acceptant l’idée du gouvernement français, à savoir que le « vivre ensemble » est malmené par le port du voile intégral.
En Suisse, l’initiative tessinoise a un grand nombre d’antécédents : [11]
-En novembre 2014, le conseiller national Walter Wobman (UDC Soleure), déjà membre du Comité d’initiative pour l’interdiction de nouveaux minarets, a déposé une initiative parlementaire (Conseil national) reprenant textuellement l’initiative tessinoise pour l’interdiction de la burqa. Wobman intervient très régulièrement au Conseil national contre les musulmans. Il a notamment opposé, en 2012, au dialogue mis en place par le Département fédéral de justice et police (DFJP) avec « la population musulmane », [12] la question parlementaire Vers une islamisation de l’administration ? Récemment, il a proposé de ne plus accorder l’asile à des musulmans irakiens et syriens, pour éviter que de « dangereux terroristes ne s’infiltrent » en Suisse.
– En septembre 2013, la socialiste Cesla Amarelle (Vaud) s’est préoccupée elle aussi de « l’occultation vestimentaire du visage en Suisse ».
– En septembre 2010, le canton d’Argovie a déposé une initiative cantonale à l’Assemblée fédérale, refusée par les deux Conseils, pour interdire le visage couvert dans les lieux publics. Il est intéressant de souligner ici que le Grand conseil argovien a refusé, en mars 2014, une motion du PDC demandant l’interdiction de « tous les vêtements contredisant les buts et les contenus pédagogiques de l’école publique ».
– Début 2010, Oskar Freysinger (UDC, Valais) y est allé de son intervention au Conseil national pour interdire le visage masqué en public.
– En décembre 2009, Christophe Darbellay (PDC, Valais) est intervenu au Conseil national sur l’interdiction de la burqa, reprenant par là une de ses interventions datant de 2006.
– Hans Fehr (UDC, Zurich) est intervenu au Conseil national en 2009 pour dénoncer nominalement une salariée de l’administration fédérale qui « porte le voile sur son lieu de travail » (c’est-à-dire vient au travail avec un foulard) et en 2008 pour poser une question qui n’en est pas une, demandant au Conseil fédéral s’il accepterait le port de la burqa dans l’administration fédérale.
– Tous sujets confondus, la base de données parlementaire Curia Vista nous permet de constater que, entre le printemps 2000 et l’automne 2014, il y a eu plus de 100 interventions au Conseil national autour de l’islam et des musulmans, près de 90% étant contre l’islam et les musulmans.
Le Comité d’Egerkingen – le comité de l’UDC à l’origine de l’initiative contre les minarets – a annoncé le lancement d’une initiative fédérale, proche de celle tessinoise, portée notamment par Ulrich Schlüer, Thomas Fuchs, Walter Wobmann et Oskar Freysinger. [13]
Parallèlement à cette occupation du terrain fédéral par les voilophobes, sur le plan cantonal également le problème est répétitivement posé : « On a créé le problème pour mieux le combattre », dit Martine Brunschwig-Graf, présidente de la Commission fédérale contre le racisme. [14] Le rôle du pyromane est ici majoritairement tenu par l’UDC, mais également par le PDC et par l’islamophobie plus générale : [15]
– En septembre 2010, le Grand conseil fribourgeois a refusé une motion de la socialiste Erika Schnyder, proposant d’inscrire dans la Loi scolaire l’interdiction du voile à l’école.
– En novembre 2010, le législatif vaudois a refusé une motion du député UDC Pierre Rappaz, qui reprend presque textuellement la motion de la socialiste fribourgeoise Erika Schnyder.
– En juillet 2013, suite au recours des parents de deux écolières, le Tribunal administratif fédéral a jugé « que l’interdiction du port du foulard imposée aux écolières par le règlement de l’école [de Bürglen, Thurgovie] était contraire à la liberté religieuse », ajoutant qu’une telle interdiction « nécessite une loi au sens formel », ce qui ne remet pas a priori en cause l’interdiction, pour autant qu’une loi ad hoc lui donne une base légale.
– En juin 2013, quatre ans après que le conseiller d’État UDC à l’Instruction publique ait adressé une recommandation aux écoles pour qu’elles interdisent aux élèves de se couvrir la tête, un cas similaire à celui de Bürglen s’est produit dans le canton de Saint-Gall. Deux élèves portant un foulard ont été exclues par la direction de leur école primaire, qui a dû les réintégrer sur l’avis de la Commission scolaire de la commune de Au-Heerbrugg, soucieuse de l’intégration scolaire des enfants de la commune ainsi que du manque de base légale pour une telle décision. Les électeurs de la commune ont alors réintroduit, à l’initiative de l’UDC, l’interdiction d’avoir la tête couverte à l’école, et la décision a été portée devant le Tribunal où elle est pendante. Cette affaire fait suite à une autre du même type, également à St-Gall (à St Margrethen), pour laquelle le tribunal administratif cantonal a donné raison à la famille plaignante, au nom de la liberté religieuse. Parallèlement à ces vicissitudes, l’UDC, le PDC, et le Parti Evangélique, ont lancé plusieurs motions au Grand Conseil saint-gallois sur la question. Pour sa part, l’UDC a rendu public en février 2015 un « cahier de revendications contre l’extrémisme religieux » qui contient notamment « l’interdiction de la burka et du foulard à l’école, ainsi que l’interdiction des garderies et écoles islamiques. »
-En septembre 2013, Cesla Amarelle, vice-présidente des Femmes socialistes et, en quelque sorte, caisse de résonance de l’UDC dans le parti socialiste, propose, à travers les médias, de créer une norme pénale pour sanctionner « le fait pour toute personne d’imposer à une ou plusieurs autres personnes de porter un vêtement spécifique, notamment de dissimuler leur visage. »
-En février 2014, la Cour constitutionnelle de Bâle-Ville a confirmé l’avis du Grand Conseil sur l’irrecevabilité d’une initiative du même type que celle du Tessin, que les Jeunes UDC avaient fait aboutir (4000 signatures).
À Genève en novembre 2014, le Groupe de travail sur la laïcité qui, sur le fond, est opposé à une interdiction du voile intégral, précise que « les débats sur ces questions [peuvent] causer plus de dommages à la paix confessionnelle que les menaces que l’on prétend écarter en légiférant.» Mais il précise aussi que, si le débat était lancé malgré tout, « une tolérance dans l’application de ces principes doit bénéficier aux gens de passage (notamment, les touristes, les membres du corps diplomatique et consulaire) qui, ne participant pas à la cohésion sociale locale, ne sont pas concernés par ces dispositions. » En version sous-titrée, cela signifie qu’on ne doit pas toucher aux femmes des diplomates et surtout pas aux femmes qui viennent une fois par an, notamment des dictatures d’Arabie Saoudite et des Émirats, et qui dépensent, en quelques jours, une part importante du chiffre d’affaires annuel de l’hôtellerie, de la restauration, du commerce de détail et de l’horlogerie-bijouterie du canton de Genève. [16] C’est à dire qu’il faut arranger l’islamophobie à la sauce prédatrice bourgeoise.
Un autre reflet de « l’importance que prend cette question mineure du voile islamique », [17] c’est le fait qu’en Valais, suite au refus par le Grand conseil d’une motion UDC Pour des élèves tête nue dans les écoles valaisannes, [18] l’UDC a lancé une initiative cantonale ayant le même intitulé. Elle en est actuellement au stade de la récolte de signatures : lancée fin février 2015, l’UDC doit rassembler 4000 signatures. Gageons que, malheureusement, elle en aura bien plus. C’est une initiative clairement islamophobe. Son affiche principale indique « Voile à l’école NON ». Elle représente une femme voilée jusqu’au bas du front et sur le nez, avec six lignes contenant l’inscription « pour des têtes nues à l’école ». D’une part, l’affiche met en scène une femme voilée ne laissant apparaître que les yeux, tenue n’existant pas dans les écoles en Suisse, où certaines filles viennent avec simplement un foulard ; l’affiche est donc pure affabulation. D’autre part, la quatrième ligne a le mot « nues » effacé, ce qui signifie « pour des têtes à l’école », autrement dit une femme voilée est une femme sans tête, selon l’UDC. Là ce n’est même plus de l’affabulation, c’est de la pure déshumanisation, procédé typique du discours raciste.
Le Parti libéral-radical (PLR), quant à lui, ne préconise pas d’initiative pour l’interdiction de la burqa, ni du voile intégral, ni des visages masqués. Cependant, tout aussi islamophobe et dur que l’UDC, il exige notamment le refus de la naturalisation à toute femme portant un voile intégral ainsi qu’à son mari, l’inscription du principe selon lequel l’épouse et les filles ont le droit de ne porter aucun voile intégral dans les conventions d’intégration (liées aux permis de séjour) et le refus du chômage aux femmes qui portent un voile intégral. [19]
Du foulard comme signe religieux à la femme «voilée » comme signe politique [20]
Les islamophobes parlent soit génériquement, soit par glissement de sens, d’un étrange objet qui est, si on les lit bien, le voile-hidjab-tchador-burqa-niqab-etc. Quand ils parlent du « voile », on ne sait pas trop de quoi ils parlent en ce qui concerne l’objet traité. Le dérapage contrôlé et manipulateur de l’UDC Valais qui passe sur une seule affiche des « têtes nues » au « voile », au « niqab », et à la femme finalement sans tête parce qu’elle a la tête couverte, montre sur quoi joue et se joue l’offensive anti-musulmans de l’UDC. Il s’agit de passer d’une réalité, somme toute très simple et banale, une femme de la vie quotidienne qui porte quelque chose sur sa tête ou sur son corps, à une série de fantasmes anxiogènes mis en relation avec toute une série de causes objectives et subjectives de craintes et de frustrations qui n’ont strictement rien à voir avec la femme en question ni avec son « voile ».
Peu importe, dans nos propos, de savoir que le voile – quelle qu’en soit sa forme – est un usage pré-islamique. Peu importe de savoir que le Coran ne dit pas que la femme doit le porter. Ce qui compte, c’est que des femmes le portent en Europe, sous plusieurs formes très différentes assimilées à l’islam. Qui peuvent aller d’un foulard (la majorité écrasante des voiles en question) à des tchadors (qui laissent apparaître le visage en entier), à des niqab (qui laissent apparaître le regard, à condition de ne pas y ajouter un masque) et à des burqa (qui ne laissent rien apparaître). Dans les deux premiers cas, foulard ou tchador, on peut aimer ou non, on peut imaginer que c’est un habillement volontaire ou forcé, on peut assimiler cela à une manifestation (courageuse) de soi-même, à de l’identitarisme ou à de l’oppression de la femme. Dans les deux autres cas, niqab ou burqa, on peut penser que sous le tissu se cache une dynamique particulière qui ne nous est pas immédiatement accessible ni compréhensible, ou que se cache la terreur islamiste contre la femme niée. Dans tous les cas, on peut imaginer ce que l’on veut, mais une seule chose est sûre à notre avis. C’est que, dans ce domaine, qui ressortit malgré tout au vestimentaire, l’interdit et la contrainte, violent un droit démocratique fondamental, celui d’afficher librement sa particularité ou sa religion ; ne peuvent que générer de l’humiliation et de la frustration, et n’ont aucun pouvoir de persuasion. Par contre, l’interdit ou la contrainte vont susciter presque inévitablement de l’identitarisme, du rejet et, leur corollaires, la marginalisation protectrice ou l’insertion sociale négative voire (auto)destructrice. La modernité forcée imposée par ceux-là même qui représentent l’échec de la modernité, la libération de la femme imposée par le paternalisme – y compris certaine forme de paternalisme qui se dit féministe – et la xénophobie occidentale, les droits démocratiques imposés par ceux qui, au niveau des représentations, apparaissent comme responsables de la mise à feu et à sang de l’Afrique du Nord et du Moyen-Orient, l’émancipation du carcan religieux imposée par ceux qui se réfugient derrière les valeurs du christianisme ou derrière les valeurs du laïcisme, ne peuvent pas servir de modèle pour l’émancipation de la femme « voilée ».
Il est important de préciser ici que l’on ne saurait comparer ces questions vestimentaires à des actes et contraintes physiques violents. De même, nous ne sommes pas d’accord de comparer la position de la femme qui se voile, de quelque manière que ce soit, en Europe, où elle peut ne pas le faire, à la position de la femme dans un pays où cette manière de se présenter en public est obligatoire, soit du fait des lois, soit du fait de la terreur provenant de la force de l’intégrisme. De ce point de vue, la députée socialiste au Grand Conseil fribourgeois, Erika Schnyder, mélange tout et compare l’incomparable, lorsqu’elle commente le droit des élèves à aller à l’école avec un foulard, au nom de leur liberté religieuse, en disant que « si on poussait le raisonnement à l’extrême, devrait-on en venir à tolérer certaines mutilations pour des motifs religieux? ». [21] Nous sommes également en désaccord avec Saïda Keller-Messahli, la présidente du Forum pour un islam progressiste, qui nous semble mener un faux débat lorsqu’elle prône l’interdiction du foulard dans les écoles en Suisse au nom de la liberté des filles : « En Suisse, au moins à l’école, les filles ont le droit de rester libres de tout signe de contrainte religieuse et elles ont le droit d’être comme tous les enfants, y compris dans les cours de natation et les camps de classe. Un tel signal [l’interdiction] aurait encouragé les jeunes filles à chercher leur propre voie.» [22]
Nous ne sous-estimons pas la signification paternaliste et oppressive que peut avoir ce type de contrainte, ici ou ailleurs. Mais nous ne sommes pas d’avis que c’est là un phénomène univoque. Nous considérons que tout dépend du contexte social et personnel dans lequel cela se passe. Et quand bien même on assimilerait les deux oppression (oppression de la femme et contraintes religieuses) au voile – ce que nous faisons ici par pur style démonstratif – une question essentielle resterait. La très grande majorité des femmes que l’on considère socialement comme libérées n’a-t-elle pas suivi une éducation profondément marquée par le machisme, le paternalisme, la misogynie, etc. ? La grande majorité des musulmans de Suisse qui ne sont pas pratiquants, et la majorité des femmes musulmanes de Suisse qui ne portent aucun voile, n’ont-ils pas subi une éducation religieuse, très probablement musulmane pour la très grande majorité d’entre elles et eux ? Or plus de la moitié des 64% d’habitants de la Suisse qui se déclarent catholiques ou protestants ne sont pas pratiquants et 22% des habitants se déclarent sans religion. N’ont-ils pas été presque tous éduqués de manière religieuse ? Et gageons que, pour ainsi dire, aucune parmi ces femmes considérées comme libérées, aucun parmi ces musulmans, catholiques et protestants non pratiquants ou sans religion, n’ont été contraints de quitter leur religion. Ce n’est pas la contrainte qui les a fait changer. Les moeurs ont changé. Laissons donc aux gens le droit de changer… ou de ne pas changer… à leur rythme…
L’inexistence d’une réelle laïcité
Le combat des islamophobes contre les « prétentions politiques » de l’islam en Suisse doit également être situé dans son contexte, l’inexistence d’une réelle laïcité en Suisse. Sur le plan fédéral, il n’y a pas de définition constitutionnelle ou légale de la laïcité. Celle-ci est du ressort cantonal, comme le précise l’article 72 de la Constitution fédérale. Cet article 72 énonce que « la réglementation des rapports entre l’Église et l’État est du ressort des cantons », …pour aussitôt préciser contradictoirement, depuis le vote de la fameuse initiative fédérale, que « la construction des minarets est interdite. »
En Valais, par exemple, la Constitution précise, aujourd’hui encore, le caractère chrétien du canton du Valais : « Le statut de personne juridique de droit public est reconnu à l’Église catholique romaine et à l’Église réformée évangélique. (…) Pour autant que les paroisses de l’Église catholique romaine et celles de l’Église réformée évangélique ne peuvent, par leurs moyens propres, subvenir aux frais de culte des églises locales, ceux-ci sont, sous réserve des libertés de conscience et de croyance, mis à la charge des communes municipales. Le canton peut allouer des subventions aux églises reconnues de droit public. » De même, la Loi valaisanne sur l’instruction publique donne comme mission à l’école de rechercher « la collaboration des Églises reconnues de droit public [et de] développer le sens moral, les facultés intellectuelles et physiques de l’élève, de le préparer à sa tâche de personne humaine et de chrétien. » [23]
Apparemment, seuls les cantons de Genève et Neuchâtel énoncent un principe constitutionnel de laïcité, bien que celle-ci soit toute relative. Cette « laïcité » n’empêche pas la Constitution genevoise de définir la cathédrale protestante comme lieu des cérémonies officielles de l’État (tout le Conseil d’État, pour entrer en fonction, doit y prêter serment). Elle n’empêche pas la Constitution neuchâteloise et un règlement genevois de déclarer « reconnues publiques » les Églises nationale protestante, catholique romaine et catholique chrétienne et, enfin, la Constitution neuchâteloise et une loi genevoise d’autoriser l’État à percevoir (via les impôts et sur une base de volontariat) une contribution ecclésiastique uniquement pour les Églises reconnues. [24]
Dans son programme, le parti à la pointe de l’islamophobie en Suisse, l’UDC, « se reconnaît dans le fondement occidental et chrétien de notre État, de notre culture et de notre ordre juridique; exige que les croix et crucifix en tant que symboles de notre culture chrétienne et occidentale et de notre religion soient respectés et tolérés dans l’espace public. » C’est on ne peut plus clair. Mais, en même temps, l’UDC de défendre la suprématie du politique sur l’Église sans prôner la laïcité pour autant : « Ce n’est pas sans raison que notre drapeau porte une croix. Le rôle de l’Église est d’offrir du réconfort et de l’aide aux âmes, par la prédication et l’assistance spirituelle. Mais les prédicateurs doivent s’abstenir de faire de la politique du haut de leur chaire, de la même façon que ce n’est pas le rôle des politiciens de prêcher. » Car il s’agit pour l’UDC de combattre les tendances éclairées, ouvertes, sociales et solidaires des Églises, afin de promouvoir un christianisme conservateur impregné du libéralisme économique, car l’ultralibéralisme est le fondement de l’idéologie de ce parti qui « rejette les prises de positions unilatérales et gauchisantes des fonctionnaires ecclésiastiques, car elles divisent nos églises. De même qu’une vision égalitariste et socialiste du monde contredit le message du christianisme qui prône le libre épanouissement de l’individu. » [25] On doit se demander à quel individu, l’UDC octroie là un « libre épanouissement » ?
Le christianisme national conservateur de l’UDC fait de son recours occasionnel à la laïcité un simple argument de convenance contre les musulmans, contre lesquels tout est bon, puisqu’il les considère par définition comme des dangereux intrus dans sa conception élitaire d’une civilisation chrétienne occidentale.
Notes
1. Nous écrivons « burqa », mais nous reprenons l’écriture « burka » lorsqu’elle est telle dans les citations.
2. Le contenu de l’initiative est le suivant : 1Personne ne peut dissimuler ou cacher son propre visage sur la voie publique et dans les lieux ouverts au public (à l’exception des lieux de culte) ou destinés à offrir un service public. 2Personne ne peut obliger quelqu’un à dissimuler son visage en raison de son sexe. 3Les exceptions au premier alinéa et les sanctions sont établies par la loi. (Nous traduisons)
3. Il Guastafeste, Vademecum sul burqa e sul velo islamico, Losone, 2013
4. M.Ang./Red MM, « Il Guastafeste non si candida », Radiotélévison de la Suisse Italienne News, Lugano, 3 février 2015
5. Humanrights.ch, La burqa toujours au coeur du débat, Berne, 9 mars 2015
6. ATS, CN: via libera a divieto burqa in Ticino, Bewrna, 11 mars 2015.
7. Segreteria generale del DI, Revisione totale della legge sull’ordine pubblico del 29 maggio 1941, Bellinzona, 06/03/2015.
8. Loi française du 11 octobre 2010 interdisant la dissimulation du visage dans l’espace public, état au 17 avril 2015 (sur Légifrance.gouv.fr).
9. Humanrights.ch, Strasbourg valide l’interdiction du voile intégral en France, Berne, 22 juillet 2014, http://www.humanrights.ch/fr/droits-humains-internationaux/organes-europeens/cedh/arrets-credh/strasbourg-valide-linterdiction-de-burqa-france
10. CEDH (Grande chambre), Affaire S.A.S. c. France (Requête no 43835/11), Arrêt, Strasbourg, 1er juillet 2014
11. Walter Wobman, Initiative parlementaire (14.467, Conseil national), Interdiction de se dissimuler le visage, 11/12/2014 , 29/09/2008 ; Walter Wobmann, Question parlementaire (12.5091, Conseil national), Vers une islamisation de la Suisse ?, 06/03/2012 ; Nico Menzato, « Wobmann macht Druck. SVP verlangt Asyl-Stopp für Muslime », Blick, Zurich, 8 janvier 2015 ; Cesla Amarelle (PS), Postulat parlementaire (13.3946, Conseil national), Reconnaissance faciale. Mesures réglementaires possibles applicables aux usagers des services publics et des prestations des entreprises publiques, 27 septembre 2013 ; Canton d’Argovie, Initiative cantonale (10.333, Assemblée fédérale), Interdiction de se couvrir le visage dans les lieux publics, 14/09/2010 ; Article non signé, « CVP Aargau fordert Kopftuchverbot an Schulen », Aargauer Zeitung, 20 août 2013 ; Oskar Freysinger, Motion parlementaire (10.3173, Conseil national), Bas les masques!, 17 mars 2010 ; Christophe Darbellay, Interpellation parlementaire (09.4308, Conseil national), Port du voile et intégration, 11 décembre 2009 et Christophe Darbellay, Interpellation parlementaire (06.3675, Conseil national), Port de la burka, 13 décembre 2006 ; Hans Fehr, Question parlementaire (08.5229, Conseil national), Port du voile dans l’administration fédérale? 22 septembre 2008 et Hans Fehr, Question parlementaire (08.5366, Conseil national), Burqa admise dans l’administration fédérale?, 29 septembre 2008.
12. Département fédéral de Justice et Police, Dialogue avec la population musulmane 2010. Échange entre les autorités fédérales et les musulmans en Suisse, Berne, 2011.
13. ATS/OANG, « Une initiative fédérale veut interdire le port du voile intégral en public », RTS, 28 janvier 2015; Christof Vuille, « Dieses Trio will totales Burka-Verbot », Blick, Zurich, 13 novembre 2014 ; Sans signature, « Gefährdet Wobmanns “Burka-Verbot-Initiative” die Sicherheit der Schweiz? », Basler Zeitung, Bâle, 28 janvier 2015.
14. Xavier Alonso, «La burqa? Mauvais combat, mauvais débat», Tribune de Genève, 3 octobre 2013.
15. rika Schnyder, motion (M1084.09, Grand conseil), Modification de la Loi scolaire (port du voile à l’école), 02/11/2009; ATS, « Le Grand Conseil vaudois n’interdit pas le port du voile à l’école », Swissinfo, Berne, 30/11/2010; Esther Coquoz, « L’UDC veut interdire le voile à l’école à Saint-Gall et en Thurgovie », RTS Info, 29 juillet 2013; Schweizerische Depeschen Agentur (ATS), « Kopftuch-Verbot. Au-Heerbrugg SG: Somalische Mädchen dürfen mit Kopftuch in Schule », News.ch, Basel, 10/06/2013 ; SDA, « Au-Heerbrugg (SG) führt Kopftuchverbot wieder ein », SRF, Berne, 9 février 2014 ; Cesla Amarelle citée dans un article non signé, « Le PS veut punir les maris qui imposent la burqa. Islam, Après le vote tessinois, les idées se bousculent », Le Matin Dimanche, 29 septembre 2013 ; Emanuel Gisi, « Parlament kippt SVP-Initiative. Basler dürfen nicht über Burka-Verbot abstimmen », Blick, 15/05/2013 ; ATS/GCHI, « Irrecevabilité confirmée pour une initiative visant la burqa à Bâle », RTS, 10 février 2014 ; Junge SVP Sankt Gallen, St.Galler Jungpolitiker in der Offensive – «Islamischen Zentralrat verbieten», 13 février 2015, sur http://www.jsvp-sg.ch/aktuell_114_st-galler-jungpolitiker-in-der-offensive-islamischen-zentralrat-verbieten.xhtml
16. Jean-Noël Cuénod, Rapport [au titre pompeux] du Groupe de travail sur la laïcité, à l’attention du Conseil d’État de la République et Canton de Genève, Genève, 2014.
17. Mohammed Arkoun, La laïcité devant le fait religieux, conférence au CCEFR, Montreuil, 2003, sur http://www.ccefr.fr/IMG/pdf/21oct2003_laicitedevantfaitreligieux_mohammedarkoun.pdf
18. Jean-Luc Addor, Jérôme Desmeules, motion cantonale (3.0051, Grand conseil), « Pour des élèves tête nue dans les écoles valaisannes », 12 septembre 2013.
19. Parti Libéral Radical, Pas d’interdiction totale, mais des conséquences claires, Position du PLR. Les Libéraux-Radicaux à la question du voile intégral, Berne, octobre 2013.
20. Nous reprenons ici un sous-titre de l’éditorial de Nathalie Benelli et alii, « De l’affaire du voile à l’imbrication du sexisme et du racisme », Revue bisannuelle Nouvelles questions féministes, Lausanne, n° 1, 2006.
21. Ariane Gigon, « Port du voile confirmé à l’école », L’Express-L’Impartial, Neuchâtel, 12 juillet 2013.
22. Idem.
23. Canton du Valais, Constitution, article 2 et Loi sur l’instruction publique, article 3.
24. Canton de Genève, Constitution, article 218, Règlement déclarant que trois Églises sont reconnues publiques, article unique, et Loi autorisant le Conseil d’État à percevoir pour les Églises reconnues qui lui en font la demande une contribution ecclésiastique, article unique et Canton de Neuchâtel, Constitution, article 98.
25. UDC, le Parti de la Suisse. Programme du parti 2011-2015, Berne 2011.