Fin mars 2013, Julia Camara – militante membre d’Izquierda Anticapitalista (Gauche anticapitaliste) et de Juventud sin futuro (jeunesse sans avenir), étudiante de l’Université complutense de Madrid – était présente en Suisse pour échanger sur les expériences du mouvement des indigné·e·s, sur la situation sociale et politique dans l’Etat espagnol ainsi que sur les luttes en cours. Nous nous sommes entretenus avec elle.
Note: Les termes utilisés au féminin s’entendent aussi au masculin
Julia: Pour être sincère, quand la crise a éclaté tout le monde pensait qu’il s’agissait de quelque chose de temporaire et qu’après une année difficile les choses reviendraient à la normale. Ce qui est certain c’est que ce qui se passait dans l’Etat espagnol était loin d’être «normal». Avec une bulle immobilière au bord de l’explosion et une croissance économique basée sur des crédits bancaires fictifs, il était impossible de revenir à la situation antérieure. Durant pas mal de temps, la population est restée dans l’attente de la fin de la crise sans trop se préoccuper et l’opinion publique a même été d’accord avec les premières mesures d’austérité imposées par le gouvernement de José Luis Zapatero [président entre 2004 et 2011]. A partir de 2008, le gouvernement a commencé à utiliser la crise comme excuse («il n’y a pas d’alternative», disaient-il) pour appliquer des politiques néolibérales ainsi que de destruction des libertés civiles et de privatisation des services publics.
Jusqu’en 2010, l’Etat espagnol se trouvait dans une situation de paix sociale généralisée, sans qu’aucun mouvement de protestation à l’encontre des mesures d’austérité ou une grande manifestation de mécontentement ne se fassent entendre. De quelle manière avez-vous réussi à inverser la situation et arriver, par exemple, à la naissance d’un mouvement tel que celui des Indignées?
La situation vécue dans tout l’Etat espagnol entre 2007 et 2011 était étrange. En effet, il semblait que tout le monde était en colère. De plus en plus de personnes se rendaient compte que ce qui se passait n’était pas accidentel mais bien intentionnel. Les principales actrices sociales continuaient d’espérer qu’un miracle se produise et résolve la situation. En septembre 2010, une grève générale a été organisée contre la «réforme» du code du travail, mais les syndicats majoritaires CC.OO (Comisiones obreras, Commissions ouvrières) et UGT (Unión General de Trabajadores, Union générale de travailleurs) se sont montrés dans l’incapacité de maintenir une mobilisation soutenue. Les leaders traditionnelles des protestations étaient devenues inutiles pour combattre cette nouvelle situation et pour rassembler la population.
Dans ce contexte, il est possible de dire que la première brèche dans la paix sociale s’est ouverte à l’occasion de la manifestation du 7 avril 2011 organisée par le Juventud Sin Futuro (Jeunesse sans avenir, JSF) avec le slogan «sans maison, sans travail, sans pension, sans peur». Cette manifestation a rassemblé plus de 7000 jeunes dans les rues et avait pour but de dénoncer la situation dans laquelle se trouvait la jeunesse espagnole. Cette première brèche a permis un mois plus tard les campements du 15M [15 mai 2011].
Quelles sont les caractéristiques d’un collectif comme le JSF? Quelles sont les actions et les campagnes menées par ce collectif?
Le JSF est une plateforme sociale centrée sur les différentes problématiques qui touchent la jeunesse. Nous nous divisons en trois groupes de travail: éducation, précarité et logement. Ces trois groupes travaillent de manière indépendante mais ils se réunissent régulièrement. Le groupe consacré à l’éducation a une grande influence dans le mouvement étudiant (la grève générale universitaire du 14 mars dernier est à porter à son crédit). Le groupe qui se consacre à la question de la précarité s’est lancé dans la construction de la Oficina Precaria (Entreprise précaire) avec l’appui d’avocates qui offrent des consultations juridiques gratuites à toutes les jeunes qui auraient des doutes quant au respect de leurs droits par leurs employeurs. De plus, le JSF s’est aussi lancé dans des campagnes thématiques. La dernière s’était concentrée sur la dénonciation de l’émigration de la jeunesse espagnole dans d’autres pays à la recherche de travail, ce que nous appelons «l’exil du travail». Le slogan de la campagne était «Nous ne nous partons pas, on nous met dehors». Cette campagne a eu un grand succès et un écho retentissant dans plus de 30 villes dans le monde.
Quelle est aujourd’hui la situation du système éducatif, des étudiantes et des professeures? Quel rôle a joué la réforme de Bologne dans l’évolution du système éducatif?
Le panorama de l’éducation publique dans l’Etat espagnol est, au jour d’aujourd’hui, désastreux. Le gouvernement central et les différentes administrations régionales mettent sur pied des plans de licenciements des professeures employées par intérim et ont baissé drastiquement les salaires des fonctionnaires ces trois dernières années. Dans les universités, les installations sont dans un piteux état, il y manquent des salles de classes et les chantiers ouverts sont paralysés. De plus en plus d’universités sont obligées d’annuler les abonnements à des revues scientifiques par manque de fonds. Les taxes d’inscription ont augmenté jusqu’à 66% l’année dernière et le budget consacré aux bourses a baissé de 12% si bien que beaucoup d’étudiantes doivent arrêter leur formations faute de moyens. L’application de la réforme de Bologne est en train de conduire à la suppression de la majorité des mécanismes de démocratie interne, à la fusion et à la disparition de filières universitaires dites «peu rentables» et à la subordination de la recherche scientifique aux intérêts entrepreneuriaux.
Concrètement, de quelle manière vous êtes-vous organisées pour résister à ces nouvelles mesures?
Historiquement, le mouvement étudiant de l’Etat espagnol s’est organisé en assemblées ouvertes qui se déroulaient dans des espaces publics (généralement dans les halls des facultés). L’organisation du travail est horizontale ce qui permet de rendre visible le conflit entre les centres d’études. Depuis deux ans à Madrid, nous nous coordonnons à travers le réseau Toma la facultad (Occupe la faculté) qui permet de coordonner toutes les assemblées qui existent dans les différentes facultés des six universités publiques madrilènes. Au niveau de l’Etat, nous organisons régulièrement des réunions auxquelles assistent des personnes des différentes universités, pour pouvoir établir des cadres communs de luttes, des manifestations unitaires et des demandes communes et coordonnées.
Dans ce contexte de lutte sociale active, comment les idées féministes s’inscrivent-elles dans les combats menés contre les mesures d’austérité et contre les coupes budgétaires dans l’éducation? Et comment avez-vous réussi à aborder cette lutte féministe dans un contexte de machisme qui déjà avant la crise était très présent dans la société espagnole mais qui avec la crise s’est intensifié?
Il existe l’opinion, qui peut paraître majoritaire à certaines occasions, selon laquelle le contexte actuel d’attaques politico-economiques est si grave que la question de la place de la femme n’est pas prioritaire, car elles sont touchées par la crise de manière «exactement égale que le reste de la population». Ce qui est sûr c’est que les femmes sont un des groupes sociaux (avec les personnes migrantes et les jeunes) qui subit le plus les effets des mesures néolibérales. Cela est dû en premier lieu à la dénommée «crise des soins» qui oblige les femmes à effectuer des tâches (soins des enfants, des personnes âgées, des personnes malades, etc.) parce qu’elles ne sont plus réalisées par l’Etat. En second lieu, le gouvernement utilise la crise pour supprimer des droits que les femmes ont mis tant de temps à obtenir après des décennies de luttes comme cela est le cas pour le droit à l’avortement. D’autre part, tous ces effets se généralisent jusqu’au point d’être acceptés comme une norme naturelle, ainsi il peut être argumenté que la double charge de travail (à l’extérieur et le travail domestique) est le propre de notre sexe biologique.
Face à cela, les réponses féministes sont diverses. Il est intéressant de voir comment les collectifs d’action féministe émergent au sein du mouvement étudiant ou des différents mouvements de la jeunesse comme cela est le cas dans les assemblées mixtes de femmes dans les quartiers et dans d’autres lieux. Il est indispensable d’introduire le discours de lutte féministe dans le combat mené par les mouvements sociaux et politiques, non simplement comme un complément mais comme quelque chose en fait indispensable. Tout comme la crise affecte doublement les femmes, nous devons aussi redoubler d’effort pour valoriser la lutte féministe. Face à cela, dans tous les espaces où nous participons, nous devons être claires sur le fait que la révolution sera féministe ou ne sera pas.
Comme militante de divers collectifs (JSF, Toma la facultad) et d’un parti politique (Izquierdad Anticapitalista, quel regard portes-tu sur l’avenir? Et quelles sont vos prochaines activités ?
Se risquer à parler de l’avenir en ces temps de changements, de vies nomades et de lendemains incertains est assez hasardeux. La seule chose que l’on peut affirmer avec certitude c’est que la situation va continuer à empirer, comme, par ailleurs, le laissent supposer les dernières annonces du gouvernement Rajoy (notamment la réforme du Code pénal, la réforme de la LOMCE (Ley Orgànica de la Mejora de la Calidad Educativa[1]), l’introduction des mini-jobs et du contrat d’apprentis, etc.). Face à cela, la seule réponse à donner est celle de plus et toujours plus d’organisation. Il est indispensable, aujourd’hui plus que jamais, que la jeunesse s’organise partout: dans les universités, dans les lycées, dans les quartiers, etc. Nous savons que nous vivons des temps difficiles, mais c’est justement pour cela que la réponse doit être chaque jour plus ferme. Actuellement, à la Izquierdad Anticapitalista nous misons sur notre engagement politique et le développement de l’auto-organisation des jeunes dans deux espaces précis: dans les quartiers et dans les écoles, lycées et universités. Face à la volonté que nous nous résignions, ce qui est important c’est de ne pas abandonner. La crise créée par en haut doit recevoir une réponse générée par le bas. (traduction Elisabeth F.)
[1] Ou Ley Wert du nom de l’actuel Ministre de l’éducation, de la culture et du sport. Cette loi concerne l’éducation non universitaire qui elle, a déjà subi la réforme de Bologne. Cette réforme accentue la marchandisation de l’éducation qui met l’éducation au service du marché du travail, et la suppression d’une éducation basée sur le principe de «l’égalité des chances». Voir à ce sujet
http://www.stes.es/movilizaciones/2012/ContrarreformaWert/10RazonesSTES.pdf (en espagnol).